Mictlán, de Sébastien Rutés

Publié le par Yan

Mictlán, nous dit Sébastien Rutés au début de son roman, c’est, dans la langue nahuatl, « le lieu des morts », où les défunts accèdent à l’oubli après un long voyage à travers le monde d’en bas. C’est à cet ultime voyage qu’il nous propose d’assister, coincés dans la cabine d’un camion frigorifique avec les deux chauffeurs qui se relaient, Gros et Vieux, avec en remorque cent cinquante-sept cadavres. Interdiction de s’arrêter, interdiction d’ouvrir la remorque réfrigérée. Le Commandant l’a dit. L’ordre vient du Gouverneur. Et il vaut mieux obéir si on ne veut pas finir par s’ajouter au tas de cadavres qu’est devenu le pays : « […] dans un monde digne de ce nom, il n’y a pas de pays comme celui-là, couverts de cadavres dessus et dessous la terre, dans des fossés, dans des barils, au fond des rivières, au beau milieu du désert, et encore moins dans des semi-remorques réfrigérés parce qu’on ne sait pas où les entreposer, vu que les chambres froides des morgues et des hôpitaux et même des boucheries-charcuteries sont pleines, et les cimetières aussi »

Gros veut rouler. Il n’a pas le choix. Vieux aussi. Mais il voudrait ouvrir la remorque. Il pense à sa fille et c’est comme une piqure de moustique. Plus il y pense plus ça l’obsède, plus il gratte plus ça le démange. Cent cinquante-sept cadavres, et peut-être sa fille parmi eux. Ces cadavres encombrants qu’on ne doit pas voir parce que le Gouverneur ne le veut pas. Parce qu’il veut se faire réélire et que ça ne peut décemment pas arriver avec une telle preuve de la violence dans laquelle le pays a sombré. Alors pour s’assurer que ces morts resteront là, cheminant encore dans le monde d’en bas, il est prêt à en ajouter quelques-uns s’il le faut. D’autres encore, ses ennemis, voudraient les récupérer pour les exposer au grand jour. Alors il faut rouler.

On peut craindre de prime abord, en ouvrant le dernier roman de Sébastien Rutés et en découvrant la longue phrase que constitue le premier chapitre, d’être confronté à un simple exercice de style. Il n’en est rien. À tout le moins le style, très travaillé, sert impérialement le fond. Le flot de mots vient ici donner le rythme à un récit sur la corde raide, fait écho à la conduite sous amphétamines des deux chauffeurs, exprime aussi leur épuisement physique et moral. À travers cette poursuite sans issue possible qui n’est pas sans évoquer parfois un film de Peckinpah, Sébastien Rutés dit la manière dont un pays est livré à une violence poussée à de telles extrémités qu’elle en devient absurde. La mort, omniprésente, effraie, mais la vie telle qu’elle est vécue n’est-elle pas plus douloureuse encore ? Le problème pour Gros, c’est qu’il est bien conscient que si sa vie devient invivable, il ne peut que constater, avec les cent cinquante-sept cadavres qu’il traîne, que la mort n’a rien du repos éternel.

Récit fulgurant et obsédant, parfois dantesque mais qui ménage aussi une place à une certaine poésie, faute d’espoir, Mictlán bouscule, heurte le lecteur. Pour le meilleur, même s’il dit le pire. 

Sébastien Rutés, Mictlán, Gallimard, La Noire, 2020. 160 p.

Du même auteur sur ce blog : La loi de l’Ouest ; Monarques ; La vespasienne ; Pas de littérature ! ;

Publié dans Noir français

Commenter cet article