La vespasienne, de Sébastien Rutés

Publié le par Yan

Paul-Jean Lafarge est directeur de La Revue des lettres. Accessoirement, il est aussi un soupeur – ou croûtenard. C’est-à-dire qu’il tire une vive satisfaction de la dégustation de croûtons pain arrosés de l’urine de son prochain. Paul-Jean Lafarge a donc de la chance d’habiter un appartement surplombant une vespasienne. Ce qui relève un peu moins de la chance, c’est que l’on est en novembre 1941 et que le pain est rationné. Mais Paul-Jean Lafarge a soigneusement évité tout sujet polémique dans sa revue et, d’une manière générale, dans sa vie. Paul-Jean Lafarge ne vit que pour la poésie (et les croûtons). Cela lui a permis de nouer un semblant d’amitié avec Witold Silcher, poète de son état et capitaine de la Wermacht qui lui permet de pouvoir espérer toucher régulièrement un supplément de tickets de rationnement. Ainsi donc Paul-Jean Lafarge partage-t-il son temps entre les locaux de sa revue, où il observe par le trou de la serrure sa jeune secrétaire car il faut dire qu’il ne croûle pas vraiment sous le travail, et son appartement d’où il note soigneusement les va et viens dans la vespasienne d’en bas. Une vie réglée comme du papier à musique et sans surprises jusqu’au jour où il observe un drôle de manège dans la vespasienne et où un concurrent dérobe presque sous ses yeux les croûtons qu’il avait déposés le matin en espérant les déguster le soir venu. Au lieu de ça, Paul-Jean Lafarge découvre un pistolet. C’est le début des questions pour l’homme de lettres sommé de choisir son camp, et donc aussi des ennuis.

Tant dans le style de la narration que par l’histoire qu’il raconte, La vespasienne relève moins du roman que du conte ou de la fable ; des genres avec lesquels, de La loi de l’Ouest à Monarques en passant par Mélancolie des corbeaux, Sébastien Rutés aime à flirter. Si, comme le dit le narrateur « La vespasienne représentait un petit bout de zone libre, plus libre encore que la zone non occupée : sans pétainistes ni gaullistes », Paul-Jean Lafarge représente à sa manière les Français ordinaires de 1941 ou 1942, souvent résignés et moins préoccupés par la Collaboration ou la Résistance que par le rationnement auxquels ils sont soumis. Une attitude, une position qui apparaît là, en fin de compte des plus inconfortables. Ne rien penser, ne rien dire, surveiller ses paroles, ménager tout le monde tout en essayant de vivre un quotidien le moins inconfortable possible, accepter les renoncements qui font de soi un lâche ordinaire, Paul-Jean Lafarge s’en aperçoit bien, n’est finalement pas si facile. Surtout quand il s’agit de préserver ce fragile équilibre et que l’on est tiraillé par des forces extérieures qui obligent à choisir, qui pousse à l’engagement, quel qu’il soit et, partant, à ses conséquences.

Tout cela Sébastien Rutés le conte avec un fausse légèreté, une douce ironie un peu triste qui pose pourtant, en effet, la question de l’engagement et du piège que représente le choix de ne pas s’engager. Entraîné contre son gré dans une guerre qu’il persiste à vouloir ignorer, Paul-Jean Lafarge va en faire la douloureuse expérience. Ni héros ni salaud, Lafarge n’est pas pour autant un innocent et il doit se confronter à ce qu’il est car toujours, à un moment ou un autre, il faut rendre compte, si ce n’est à une quelconque autorité, au moins à soi-même où à ceux dans le regard desquels on finit par se voir.

Sébastien Rutés, La vespasienne, Albin Michel, 2018. 217 p.

Du même auteur sur ce blog : La loi de l’Ouest ; Monarques ; Mictlán ; Pas de littérature ! ;

Publié dans Littérature "blanche"

Commenter cet article