Le monde est notre patrie, de Frédéric Paulin
Dans Pukhtu, DOA, mettait en scène des mercenaires au service d’une compagnie privée en Afghanistan, personnages au milieu d’une multitude et incarnant un versant de ce conflit. Dans Le monde est notre patrie, Frédéric Paulin se concentre véritablement sur eux, ou à tout le moins, si ce n’est sur la piétaille de ces compagnies, sur la façon dont ces dernières s’intègrent aujourd’hui pleinement à la guerre moderne et à son économie.
Héros bien sombre de cette histoire, Maxence Stroobants dirige avec son compagnon d’armes Lazar Blaskó une société militaire privée qui commence à avoir une petite renommée. On est loin d’un géant comme Blackwater, mais Stroobants Secure SA apparaît comme une entreprise sérieuse dans un milieu pas si différent des autres pans de l’économie où les prix sont tirés vers le bas et où le client cherche le low-cost tout en exigeant un service irréprochable. Stroobants joue donc avec talent les équilibristes entre la nécessité d’embaucher un personnel expérimenté qui a un prix et celle d’entrer dans le cadre des appels d’offre. S’il travaille, de l’Irak au Niger en passant par le Mali ou la Syrie, pour des compagnies privées, il met aussi ses hommes au service d’États. Car à une époque où les conflits sont censés se régler à coups de bombardements « ciblés » commandés à distance, les opinions publiques occidentales supportent bien mal de voir leurs soldats mourir sur le terrain. À d’autres, donc, de se salir les mains. Stroobants et ses hommes sont là pour ça.
Il n’empêche, cela gêne. Car si l’État est frileux lorsqu’il s’agit de mettre ses militaires au service d’intérêts économiques privés, il s’inquiète par ailleurs des dérives éventuelles de sociétés militaires privées qui, dans une économie très concurrentielle, peuvent être amenées pour réduire la masse salariale ou équilbrer leurs comptes à embaucher un peu n’importe qui et à se comporter un peu n’importe comment. Stroobants Secure SA ne peut y échapper, et Maxence Stroobants, forcé de se plier aux contingences économiques optera pour la fuite en avant.
Frédéric Paulin, à travers l’histoire de Stroobants et de celle qui va devenir sa compagne, démonte ainsi les rouages d’un système où prévaut un pragmatisme cynique qui pousse ceux qui donnent d’une main à reprendre de l’autre – avec les intérêts – quand les choses tournent mal, et dans lequel l’ascension peut être fulgurante mais où la chute peut l’être tout autant. Des opérations de protection pour Areva au Niger à la campagne bretonne en passant par les couloirs feutrés des ministères, les manœuvres parlementaires mais aussi les rues de Paris à la veille des attentats de janvier 2015, Paulin montre les connexions, les accrocs et les déviances dans un monde où l’égotisme remplace peu à peu les idéologies et étouffe les idéaux.
Cela pourrait être aride, mais Frédéric Paulin donne de la chair à tout cela en collant aux basques de ses personnages complexes, terriblement humains malgré ce qu’ils pourraient eux-mêmes vouloir faire croire et pour cela complètement dépassés à leur insu par un monde qui n’a que faire de leurs sentiments et de leurs états d’âmes. Et si l’intensité baisse parfois – l’intérêt de la relation qui lie les deux officiers de police ne nous a pas sauté aux yeux – il n’en demeure pas moins que Le monde est notre patrie accroche le lecteur dès le départ et se révèle par bien des aspects passionnant.
Frédéric Paulin, Le monde est notre patrie, Goater Noir, 2016. 478 p.
Du même auteur sur ce blog : La guerre est une ruse ; Prémices de la chute ; Nul ennemi comme un frère ;