Indian psycho, d’Arun Krishnan
« En Amérique, il est socialement acceptable de consulter des données personnelles via Google ou MyFace, mais il est considéré comme impoli d’admettre qu’on l’a fait, même si la personne concernée les a elle-même mises à la vue de tous. »
Et Arjun, émigré indien à la carrière fulgurante dans une agence de publicité new-yorkaise est très attaché à l’étiquette. Pas question de commettre ce genre d’impair. Mais à trop vouloir tout contrôler, il arrive que l’on se fatigue et que l’on se relâche. En l’occurrence, le relâchement coupable d’Arjun consistera à poignarder à mort une ancienne collègue dont il a cru qu’il pourrait la séduire. Pour éloigner les soupçons, le jeune homme décide de faire croire à l’existence d’un tueur en série qui dénicherait ses victimes sur le plus grand réseau social, MyFace. Mais pris dans l’engrenage de la constante recherche d’alibis et de sa propre folie, Arjun prend vite goût à cette manière définitive de se débarrasser de ceux qui l’ont humilié ou qui incarnent tout ce qui peut contrevenir à son sens pour le moins étriqué de la politesse.
À l’ère de la dictature des réseaux sociaux, difficile de ne pas voir dans Indian psycho une dénonciation sous forme de satire de la manière dont ces derniers, en régissant en partie notre relation aux autres nous transforment peu à peu en des personnes que nous ne sommes pas et, dans le pire des cas, en exhibitionnistes mythomanes. De fait, c’est là ce que l’on voit en premier dans le roman d’Arun Krishnan. Mais il y a aussi et surtout dans Indian psycho une satire bien plus féroce encore de la manière dont la société américaine – à tout le moins celle que fréquente Arjun, c’est-à-dire, la société urbaine et aisée – sous ses aspects policés, se révèle extrêmement violente dans son rapport à l’autre et bien plus encore lorsque celui-ci est basané et a tendance à rouler les r. La manière dont, avant même de commettre son premier crime Arjun guette sans cesses les contrôles à l’entrée du métro, les regards des autres en général et de la police en particulier à son égard, la façon dont il est en bute aux moqueries dans son agence de publicité de la part d’un autre indien qui a coupé avec ses racines jusqu’à les mépriser, tout cela participe de la manière dont il sombre peu à peu dans une paranoïa, une crainte du rejet, qui finit par se transformer en folie meurtrière.
Ainsi, derrière la façade ironique, l’humour du récit – Arjun se révèle par ailleurs un assez mauvais serial killer incapable de gérer sa tendance à la distraction et son désir de s’intégrer – Arjun Krishnan propose une histoire bien plus sombre qu’elle n’y paraît.
Le fond n’est cependant pas tout et l’on pourra certainement regretter que la forme ne suive pas toujours. Les traumatismes d’enfance d’Arjun, qui relèvent du cliché et ne bénéficient pas de l’humour du reste du roman qui pourrait leur conférer l’apparence au moins du second degré, alourdissent ainsi un récit dont on mettra par ailleurs les incohérences sur le compte de la volonté de l’auteur de jouer la carte du pastiche de thriller.
Tout cela, en fin de compte, s’équilibre. L’histoire dans son ensemble est rafraîchissante, parfois hilarante, et le message de fond sur l’identité – ce que l’on en fait, comment on l’assume, comment on l’efface, et les conséquences que cela peut avoir – est particulièrement intéressant. La manière maladroite dont cela est parfois mené, l’écriture pas toujours très inspirée viennent tirer tout cela un peu en arrière. On s’amuse plutôt bien à lire Indian psycho, c’est indéniable, mais il y manque encore quelque chose – un peu plus de maîtrise, peut-être aussi de finesse – pour vraiment nous emballer.
Arun Krishnan, Indian psycho (Antisocial, 2015), Asphalte, 2017. Traduit par Marthe Picard. 299 p.