Le dernier arbre, de Tim Gautreaux
Byron Aldridgre, héritier d’une riche famille de négociants en bois de Pittsburgh et vétéran de la Première Guerre mondiale fait régner la loi dans une exploitation forestière de Louisiane tout en essayant d’oublier la boucherie à laquelle il a assisté en Europe et, par la même occasion, son père qui l’a poussé à partir là-bas avec les marchands de canons puis à s’engager dans l’armée. Mais le patriarche Aldridge entend bien faire revenir son aîné et héritier désigné dans le giron familial. C’est pourquoi il achète la scierie de Nimbus où officie Byron et y nomme son cadet, Randolph, comme directeur avec pour mission de faire du profit et de faire revenir Byron à la civilisation. Mais, sur place, Randolph se trouve confronté aux traumatismes de son frère et au conflit ouvert par ce dernier avec la famille mafieuse qui possède le bar installé dans la colonie.
Avec Le dernier arbre, Tim Gautreaux signe un roman ambitieux sur la violence, qu’elle soit faite aux hommes ou à la nature, sur la fraternité et la paternité et, partant, sur l’héritage. Ces thématiques manifestes mais malgré tout subtilement développées donnent au livre toute sa profondeur, l’intrigue, sombre histoire de vengeance entre un clan mafieux et les frères Aldridge, étant la colonne vertébrale sur laquelle elles viennent s’accrocher.
Ainsi le roman de Gautreaux est-il fondé sur de multiples oppositions : l’homme face à la nature, l’homme face à sa propre nature, la civilisation face à la barbarie… Sans que les frontières soient pour autant imperméables. Ainsi le bar sous le contrôle du truand Buzetti représente autant l’arrivée de la civilisation que de la barbarie en ce qu’il éveille les plus bas instincts des hommes et des femmes qui le fréquentent et pousse même Randolph, incarnation de la civilisation la plus convenable à basculer du côté de la violence. Il en va de même de la nature : victime de l’homme avec ces cyprès géants voués à la destruction, et entité dangereuse, inépuisable pourvoyeuse de serpents venimeux et d’alligators mangeurs d’hommes. Le seul être véritablement innocent est l’enfant et les seules à se placer résolument du bon côté sont les trois femmes fortes de cette histoire : May, Ella et Lillian.
Et puis, surtout, derrière tout cela il y à la Grande Guerre, celle qui marque l’entrée dans le monde moderne, le début d’un nouvel âge, en même temps que le sommet de la barbarie. Et Nimbus, au milieu des marécages reliée à la civilisation par une voie de chemin de fer aux rails gauchis est le lieu symbolique du passage de, pour reprendre les expressions de l’historien Éric Hobsbawm, l’Ère des Empires à l’Âge des Extrêmes. L’exploitation est le lieu de basculement d’une ère à l’autre où se mêlent une dernière fois des mondes incompatibles mais tous les deux fondés sur la violence du dernier conflit qui a appris aux hommes à tuer sans états d’âmes : « […] parfois lorsque Randolph entendait s’élever la voix pure du marchand de légumes, à deux pâtés de maisons de distance, il pensait à l’Allemand et à la chanson qui lui était venue aux lèvres au moment de mourir, et il se demandait qui il fallait tenir pour responsable de sa disparition : Vincente, ou lui-même, ou Buzetti – ou une guerre qui avait appris à tuer à tant d’hommes. »
Tim Gautreaux ne revêt pour autant pas ostensiblement le costume du moraliste et se contente de laisser parler ses personnages et son histoire ; cette saga âpre et violente d’hommes aux visions différentes, voire divergentes mais qui ne peuvent arrêter à eux seuls la courses de la civilisation et n’entendent pas forcément renoncer à un progrès et un profit qui passent par la destruction d’un monde.
Sombre, profond, violent, édifiant et doté d’un vrai grand souffle romanesque, Le dernier arbre est sans conteste un des très beaux romans de l’année 2013.
« Par-dessus le toit métallique abrupt d’une maison de trappeur, le patron de la scierie regardait une forêt de cyprès d’une hauteur considérable, n’appartenant pas à sa parcelle, et il passait le temps à calculer le volume de bois-d’œuvre qu’il pourrait en tirer.
Byron suivit son regard.
« Tu veux abattre tous les arbres de la Terre ?
-Il y en a pour une fortune, devant nous.
-Une forêt, c’est utile à autre chose qu’à fabriquer des volets et des bardeaux »
Son frère le considéra d’un air ébahi.
« À quoi, par exemple ?
-Eh bien, c’est beau à regarder, ne serait-ce que ça. »
Randolph se tourna de nouveau vers les arbres et fronça les sourcils.
« À regarder pour quoi faire? »
Tim Gautreaux, Le dernier arbre (The Clearing, 2003), Seuil, 2013. Traduit par Jean-Paul Gratias.
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