Nos disparus, de Tim Gautreaux
Tim Gautreaux était une des belles découvertes de l’année 2013 avec son Dernier arbre. Il confirme avec Nos disparus tout le bien que l’on pouvait penser de lui.
Comme dans son premier roman, nous sommes en Louisiane après la Première Guerre mondiale. Débarqué à Saint-Nazaire le 11 novembre 1918, Sam Simoneaux n’a pas connu les combats mais est resté plusieurs mois pour mener une tâche absurde : tenter de déminer les champs de batailles en récoltants obus, bombes, mines et grenades non explosés pour les faire sauter définitivement. Un travail éprouvant et à l’image de toute la guerre, traumatisant.
C’est ce jeune cajun intelligent mais un peu timide, pétri d’une éducation catholique, que Tim Gautreaux nous propose de suivre à son retour. Devenu chef d’étage d’un grand magasin de la Nouvelle-Orléans, Sam va être incapable de retrouver une petite fille de trois ans qui a échappé à la surveillance de ses parents et dont il apparaît vite qu’elle a été enlevée. Pointé du doigt par les parents de la fillette, par son patron et même, dans une certaine mesure, par sa propre épouse pour n’avoir pas pu empêcher le drame, il décide de se lancer seul à la recherche des kidnappeurs. Une enquête qu’il va mener le long du Mississippi à bord de l’Ambassador, bateau d’excursion à aubes qui remonte et descend le fleuve le temps d’une saison avec un orchestre de jazz et sur lequel travaillent les Weller, parents de la petite disparue.
Comme Le dernier arbre, Nos disparus est d’abord le roman d’un monde en train de disparaître, la Grande Guerre étant le marqueur d’un passage définitif à un vingtième siècle dans lequel il faudra désormais que les protagonistes trouvent leur place. De l’Ambassador lui-même qui, comme une vieille putain trop maquillée finit de naviguer sur le Mississippi avec des couches de plus en plus épaisses de peinture qui masquent mal son délabrement jusqu’à la découverte d’une famille de hors-la-loi qui achève de se décomposer en passant par ces villes du bord du fleuve survivantes du temps de l’industrialisation glorieuse dont elles ne semblent avoir gardé que la fumée et la pollution tandis que la population, lumpenproletariat ravagé par l’alcool frelaté, se meurt lentement, le monde saisissant que dépeint Gautreaux est l’expression même de ce changement qui, s’il est peut-être plus lent que dans l’Europe qui a vécu la guerre, n’en est pas moins inéluctable.
C’est dans se monde que Sam Simoneaux se débat avec sa culpabilité. Pour avoir laissé la petite Lily Weller se faire enlever, pour avoir survécu au massacre de sa famille quand il n’avait que six mois, pour avoir laissé derrière lui, en France, une orpheline blessée par sa faute. Le poids de cette culpabilité et celui de l’absence de ces disparus pèse sur ses épaules tout au long de ce roman. Pour autant, et même s’il semble parfois, dans un bien catholique exercice d’auto flagellation, se résigner à supporter ce fardeau, Sam n’en démontrera pas moins une impressionnante force de caractère et, surtout, une belle capacité à l’empathie et à lutter contre les sentiments les plus sombres qui pourraient le guider.
Car si Gautreaux reprend comme dans son précédent roman sa réflexion sur les liens familiaux – ceux dont on hérite et ceux que l’on crée – il pousse ici plus que dans Le dernier arbre une autre thématique importante de son œuvre qui n’en fini pas de bouleverser Sam Simoneaux et de nourrir ses atermoiements : la question de l’inanité de cette vengeance qui, chez Gautreaux, dresse une frontière entre sauvagerie et civilisation.
Tout cela se dessine dans un roman constamment en tension dans lequel s’enchaînent les scènes surprenantes ou poignantes derrières lesquelles se dessine une société en plein changement dans laquelle certaines choses ne changent cependant pas : le racisme et la discrimination à l’égard des minorités, qu’il s’agisse ici des musiciens noirs embarqués sur l’Ambassador ou des Cajuns, l’impunité dont bénéficient les plus violents et les plus riches. Sans que pour autant Sam Simoneaux abandonne tout espoir de vivre lui aussi avec sa famille le rêve américain. Un rêve dont l’Ambassador, au sortir d’une séance de rafraîchissement de ses peintures, représente une belle métaphore sous les yeux de Sam :
« Il leva la main, puis la laissa retomber.
-Je n’y comprends rien. Il y a quelques jours encore, c’était une épave puante. Aujourd’hui, il me donne envie de partir en croisière au clair de lune. »
Tim Gautreaux, Nos disparus (The Missing, 2009), Seuil, 2014. Traduit par Marc Amfreville.
Du même auteur sur ce blog : Le dernier arbre ; Fais-moi danser, Beau Gosse ; Ce que nous cache la lumière ;