Né d'aucune femme, de Franck Bouysse
Gabriel, prêtre au crépuscule de sa vie, revient sur des événements qui quarante-quatre ans auparavant l’ont bouleversé. Il avait 28 lorsque, lors d’une confession, une femme lui demanda de récupérer lorsqu’il irait bénir le corps d’une pensionnaire de l’asile voisin, des cahiers dissimulés sous la robe de celle-ci. Dans ces cahiers, il découvrit le journal de Rose, jeune fille vendue à 14 ans par son père à un riche propriétaire d’une forge. C’est tout le destin tragique de Rose qui se déploie dans ces lignes : l’étrange accueil dans l’immense maison, la haine palpable de la mère du maître des lieux, l’absence de la femme de ce dernier, cloitrée dans sa chambre, et les violences, les menaces… On s’arrêtera là afin de ne pas trop dévoiler un récit qui réserve son lot de surprises.
Très vite, donc, le récit de Gabriel laisse place au journal de Rose. C’est lui qui est au cœur de l’ouvrage et c’est incontestablement lui que Franck Bouysse a voulu mettre en avant en s’attelant ainsi au difficile exercice de se mettre dans la peau d’un personnage qui n’a ni son âge, ni son sexe et qui vit à une toute autre époque – on est là vraisemblablement au XIXème siècle, dans sa seconde moitié, au moment où les forges locales subissent la concurrence de l’industrie moderne et des bassins houillers plus productifs et rentables. Cela, Franck Bouysse y arrive avec talent. Il se glisse avec finesse dans la peau de Rose, « futée, mais en même temps trop fière pour que ça lui serve à quelque chose », et, à travers son regard sur le monde dans lequel elle se trouve enfermée, ses espoirs, ses regrets, lui donne littéralement vie sous nos yeux, suscite l’empathie à son égard et la crainte de ce dont on se doute qu’il lui arrivera. Il faut dire que l’environnement dans lequel elle évolue est peuplé d’êtres pour le moins effrayants ou pathétiquement lâches et soumis. Au milieu de cet échantillon corrompu d’humanité, la jeune fille se révèle lumineuse malgré les épreuves, fragile mais néanmoins déterminée non seulement à vivre mais aussi à s’offrir peut-être un jour une forme de justice.
Tout cela est souvent poignant, toujours porté par une extrême sensibilité et l’on est impressionné par la manière dont Franck Bouysse arrive à faire en sorte que même les lieux, les choses, fassent aussi bien écho aux sentiments de ses personnages. Le seul bémol que je porterai, c’est la présence de chapitres qui soit donnent la parole, soit décrivent d’autres personnages, les parents de Rose, Edmond, l’homme qui gère en partie le domaine. S’ils servent l’intrigue et particulièrement son dénouement, ils viennent aussi à mon sens enlever une partie du caractère intime d’un récit qui, dès après l’introduction faite par la voix de Gabriel, était annoncé comme le journal de Rose. En venant entrecouper ainsi le récit de la jeune fille, ils font voir, révèlent ou expliquent des choses qui échappent à Rose et, ce faisant, viennent parfois éclairer ses propos d’une autre lumière, certes, mais de manière choisie, partielle, afin de préserver assez de mystère jusqu’aux révélations finales. En cela, on peut légitimement se demander s’ils ont vraiment une utilité autre que technique.
Pour autant, il ne faut pas bouder son plaisir. On se laisse vite entraîner dans ce roman qui oscille souvent entre la dure chronique sociale, le récit intime émouvant et par la grâce de l’écriture et de la description des lieux, le conte horrifique. Fin annoncée du cycle ouvert par Grossir le ciel, Né d’aucune femme le clôt en beauté.
Franck Bouysse, Né d’aucune femme, La Manufacture de Livres, 2019. 334 p.
Du même auteur sur ce blog : Grossir le ciel ; Plateau ; Glaise ;