Plateau, de Franck Bouysse

Publié le par Yan

On avait laissé Franck Bouysse dans les Cévennes après le très beau Grossir le ciel, on le retrouve aujourd’hui sur le plateau de Millevaches avec le non moins poignant Plateau. De l’un à l’autre on retrouve toujours ce monde paysan, taiseux, dans lequel on n’a pas toujours les mots pour exprimer les sentiments et où toute parole est tournée sept fois dans la bouche avant de sortir… quand elle sort. La différence ici, c’est la multiplication des personnages qui offre donc plus de possibilités d’interactions et autant de chances de voir de vieux secrets émerger, des haines finir de couver, et de nouvelles histoires apparaître.

Il y a là, au centre de tout, Georges, la quarantaine, qui vit dans une caravane face à la maison à l’abandon de ses parents morts alors qu’il était enfant. Georges, attaché aux lieux et prisonnier d’eux et des fantômes d’un passé dont il ne connaît finalement que ce qu’ont bien voulu lui raconter son oncle Virgile et sa tante Judith qui l’ont élevé. Judith qu’Alzheimer tenaille en faisant disparaître ce qu’elle a pu aimer et resurgir les peurs, les remords et les colères jusqu’ici rentrées. Virgile qui perd la vue mais pas le nord. Il y a aussi Karl, l’ancien boxeur, mystique et mystérieux, qui porte une croix dont le poids se fait chaque jour plus oppressant. Il y a enfin Cory, nièce de Judith, perdue de vue depuis longtemps, femme battue, qui revient et fait vaciller le fragile équilibre des lieux, des gens, de ce qui est dit et de ce qui ne l’est pas. Et puis le chasseur sans visage qui hante les bois et observe tout cela.

Catalyseur et révélateur, Cory, par sa seule présence, accélère le temps, fait tomber les barrières et donne chair a un passé que l’on a voulu faire disparaître par le silence durant des décennies. Dès lors, l’histoire familiale se fait tragédie antique et le Plateau devient l’endroit où s’affrontent le Dieu de Karl, les esprits des lieux et certainement quelques déités bien plus vieilles encore. Emportés dans un maelström de sentiments contradictoires, d’amours, de haines, de regrets et d’espoirs, les personnages grandissent, se ratatinent, se renferment, se réalisent ou explosent. Surtout, ils se révèlent jusqu’à la dernière ligne.

On a déjà dit à propos de Grossir le ciel tout le talent de Franck Bouysse pour conférer à ses personnages et aux lieux une aura mystique. Ses mots, la finesse de son écriture, leur offrent une dimension tragique d’une rare beauté. Bouysse sait toucher au cœur car il aime chacun des êtres auxquels il donne chair, parce qu’il se glisse dans la tête de chacun d’entre eux, parce qu’il cherche à les comprendre intimement et révèle au lecteur cette intimité avec pudeur et clarté. L’âpreté, la noirceur, et la beauté des lieux et des cœurs sourdent de ce roman dont chaque page, ciselée, mêle la beauté formelle à celle de l’histoire qu’elle raconte. Noir et poétique, Plateau vient confirmer tout le bien que l’on pouvait penser de l’écriture de Franck Bouysse ; c’est un livre bouleversant et admirable.  

Franck Bouysse, Plateau, La Manufacture de Livres, collection Territòri, 2016. 302 p.

Parution le 7 janvier 2016.     

Du même auteur sur ce blog : Grossir le ciel ; Glaise ; Né d'aucune femme ;

Publié dans Noir français

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T
Après "Grossir le ciel", livre âpre, Franck Bouysse laboure à nouveau la terre de la déshérence rurale. Avis partagé avec la chronique : belle plume, à la fois concise et emphatique, qui nous raconte de sombres histoires d'hommes et de terres oubliées.<br /> NB : un article très intéressant (je remercie encore la bibliothécaire qui me l'a signalé !) sur l'auteur dans le dernier numéro de la revue Transfuge.
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Y
Merci pour l'info, Thierry.
S
Heureux blogueur qui a la primeur d'avoir lu " plateau " ! <br /> Hâte de la parution. Je viens de terminer (tardivement) " Grossir le ciel " et j'ai beaucoup beaucoup aimé. <br /> Et, petit plus, je trouve que la Manufacture a l'art de faire des couvertures particulièrement belles.
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Y
Oui, c'est un très beau livre et il est vrai que les couvertures le sont elles aussi.