Chance, de Kem Nunn
Neuropsychiatre renommé, Eldon Chance est plongé dans une procédure de divorce dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne se déroule pas à l’amiable. Flirtant avec la dépression, Chance rencontre une patiente étonnante. Jaclyn Blackstone subit un mari violent et manipulateur, dit avoir plusieurs personnalités et, surtout, se révèle extrêmement séduisante. Fasciné par cette femme, Chance a tôt fait d’envisager de passer les limites de la relation praticien/patient. Une idée d’autant plus mauvaise que Raymond Blackstone, l’époux de Jaclyn est un flic corrompu et extrêmement dangereux.
C’est ainsi qu’Eldon Chance, abandonnant toute raison, se laisse entraîner dans une histoire qui risque vite de dépasser malgré l’aide que lui apporte D., colossal, mystérieux et très certainement déséquilibré employé d’un antiquaire avec lequel le médecin est en affaire dans le cadre de son déménagement.
Si l’on est encore et toujours sur la côte Pacifique, à San Francisco, Kem Nunn laisse cette fois de côté l’océan et le surf pour une étrange virée dans une ville aussi froide qu’angoissante. Virée dont certains aspects, d’ailleurs, en particulier quelques excursions nocturnes auprès de D., ne sont pas sans rappeler l’excellente Reine de Pomona.
Kem Nunn est un écrivain rare : six romans en 30 ans, dix ans entre le précédent, Tijuana Straits, et Chance. C’est dire si, même s’il a entre-temps contribué à quelques scénarios pour la télévision – pour Sons of Anarchy et surtout pour l’étrange et envoutante John from Cincinnati –, l’homme aime prendre son temps pour écrire des romans aboutis.
En l’occurrence, moins que sur l’écriture, efficace et sans fioriture, Nunn s’est concentré sur la construction de son intrigue qui, sous un aspect banal, se trouve être particulièrement retorse. Une fois n’est pas coutume, on pourra reprendre sans vergogne l’adjectif qu’accole l’éditeur à ce roman. Oui, Chance a quelque chose d’hitchcockien, quelque part entre Sueurs froides et Pas de printemps pour Marnie. Adoptant un récit à la troisième personne mais avec un point de vue interne, Kem Nunn ne donne à voir et à comprendre que ce qu’Eldon Chance peut saisir ou entend accepter comme une réalité. Or, on l’a vu, et ces actes ne cessent de le montrer, le neuropsychiatre est en train de lâcher prise. Aussi, peu à peu la question de la véracité de ce que comprend Chance se pose-t-elle de manière toujours plus aigüe. Plus encore, c’est la question de la réalité de l’identité des individus qui entrent dans la vie de Chance qui finit par se poser : D. est-il vraiment ce qu’il dit être et aide-t-il vraiment Eldon ? Jaclyn joue-t-elle les schizophrènes pour mieux manipuler le médecin et son époux est-il aussi dangereux qu’elle veut le faire croire ?
Kem Nunn joue avec ses personnages et avec son lecteur, les plaçant au bord d’un tourbillon qui les aspire peu à peu dans une histoire vertigineuse dont l’inconfort est contrebalancé par une subtile dose d’humour et de constantes relances de l’action. C’est millimétré, certes, mais les lecteurs de Kem Nunn le savent, la réponse ne sera pas forcément cartésienne. C’est aussi cela qui fait le talent et le charme de l’auteur : une capacité à créer le malaise, à poser les faits en les tronquant juste assez pour empêcher tout certitude. C’est à ça que ressemble le vrai bon thriller.
Kem Nunn, Chance (Chance, 2014), Sonatine, 2017. Traduit par Clément Baude. 381 p.
Du même auteur sur ce blog : Surf City ; Le Sabot du Diable ; Tijuana Straits ; La reine de Pomona ;