Wilderness, de Lance Weller
En 1899, sur la côte du nord-ouest des États-Unis, entre océan, montagne et forêt pluviale, Abel Truman, vétéran sudiste de la guerre de sécession vit seul avec son chien. Hanté par son passé, la mort de son enfant et de sa femme, puis la terrible bataille de la Wilderness qui l’a laissé estropié, Abel décide, comme une dernière expiation où pour tenter de trouver une sérénité qui lui a toujours échappée, de faire un ultime voyage vers les lieux du bonheur fugace du début de son mariage. Mais, en croisant le chemin d’un duo de criminels qui lui volent son chien pour l’engager dans des combats, Abel dévie de sa route et trouve ainsi l’occasion de se replonger dans ses souvenirs et, surtout, de peut-être accéder à une forme de rédemption.
Funeste et tragique épopée d’un vieil homme en bout de course dans les décors grandioses de la péninsule des Olympics Mountains, Wilderness est aussi un voyage – également tragique et funeste – dans l’histoire d’un pays divisé. Entre les États du Nord et du Sud d’abord, entre les hommes ensuite ; selon la couleur de leur peau, leur origine, leurs choix de vie. Fuyant sa vie d’avant, l’ensauvagement – dans le sens de la brutalisation des comportements – de la guerre de sécession, grande répétition des massacres à venir au vingtième siècle, Abel Truman a trouvé une autre forme d’ensauvagement dans ces terres isolées où l’individualisme est de mise et où l’Autre représente avant tout une menace potentielle. Laissé pour mort après le vol de son chien, Abel en fait l’expérience dans son corps déjà profondément meurtri.
Mais, ce que montre aussi Lance Weller, c’est que dans ce monde sauvage et brutal, la solidarité, sans contrepartie, existe aussi. Et qu’un individu peut, si ce n’est briser cet ensauvagement, au moins l’atténuer et donner sa chance à un autre. Car, dans un monde isolé ou désolé, l’aide apportée à un autre représente bien souvent un sacrifice dont on paiera le prix. Hypatia l’esclave en fuite, Glenn Makers et sa femme Ellen, le couple mixte, et Abel, le savent, qui en souffriront dans leur chair.
Aussi à l’aise dans ses descriptions de la nature que dans celles du quotidien et des horreurs de la guerre, Lance Weller possède une écriture dont le souffle et la puissance d’évocation donnent à son roman une formidable ampleur. Livre ambitieux, à la fois très noir et par bien des aspects lumineux en ce qu’il est porté par une croyance tenace de l’auteur en la capacité de rédemption et de résilience de l’Homme, Wilderness est une incontestable réussite, un roman qui sait vous prendre aux tripes sans jouer avec cette corde sensible sur laquelle on tire parfois trop facilement et trop visiblement. Car jamais Weller n’oublie la complexité de l’être humain et sa dualité et ne se laisse aller à un trop facile manichéisme (même si, de fait, l’indien Haïda et son compagnon représentent des méchants archétypaux par bien des aspects, ils servent aussi de révélateurs de la nature ambivalente d’Abel ou de Glenn).
Roman particulièrement beau et abouti dont certains passages sont en tous points magnifiques, on ne peut qu’espérer que Wilderness soit le premier d’une longue série de livres de cette tenue.
« (…) un homme traverse la fumée en courant dans le champ et sur la route, il se précipite aux côtés d’un jeune homme grièvement blessé près d’un haut mur de flammes. Cet homme jette sa veste en loques sur les épaules du blessé et il le soulève dans ses bras, délicatement, soucieux de ne pas répandre les intestins par le trou dans le ventre du garçon. Un autre homme crie dans sa direction et il se retourne, serrant toujours le garçon de façon protectrice comme s’il s’agissait de son propre fils ou de son propre fantôme adolescent, venu lui rappeler quelque chose qu’il avait oublié. Il se tourne pour faire face au canon et il les voit tirer sèchement sur le cordon et il n’a que le temps de lever la main avant de disparaître dans une bourrasque de métal brûlant. Sur l’herbe fumante, là où ils se tenaient, il ne reste qu’une traînée humide. »
Lance Weller, Wilderness (Wilderness, 2012), Gallmeister, 2013. Traduit par François Happe.
Du même auteur sur ce blog : Les Marches de l'Amérique ; Le cercueil de Job ;