Surréaliste : C’est toujours les autres qui meurent, de Jean-François Vilar
Sans cesse galvaudé, le mot surréaliste prend tout son sens à la lecture de C’est toujours les autres qui meurent, premier et exceptionnel roman de Jean-François Vilar mettant en scène son futur héros récurrent, le photographe et ancien activiste trotskyste Victor Blainville.
C’est autour de Marcel Duchamp que se noue l’intrigue de ce livre qui voit Blainville, au gré d’une de ses pérégrinations dans les passages couverts de Paris, se trouver face à la reconstitution macabre d’une œuvre de l’artiste (né à Blainville-Crevon…), Étant donnés, représentant un corps de femme nue étendu sur un lit de brindilles et de feuilles mortes et tenant dans main gauche un bec Auer. Le photographe, bien vite, va s’apercevoir qu’il n’y a pas de hasard à cette rencontre et qu’elle a un lien avec le rendez-vous qu’il devait avoir avec un ancien compagnon de route. Plus encore, qu’il était surveillé depuis des mois. Nonchalant, mais curieux et amoureux de la mystérieuse Rose qui semble tout connaître de lui, intrigué par le policier Villon qui semble en savoir autant que Rose à son propos, Blainville se lance dans une enquête qui l’entraîne au cœur de l’œuvre de Duchamp.
Cet étonnant roman tire donc le lecteur avec Blainville dans une atmosphère qui mêle morbidité, érotisme trouble, humour et illusions politiques plus ou moins perdues. Et, même, tout ne semble être qu’illusion, léger décalage avec la réalité, dans C’est toujours les autres qui meurent. De la scène d’ouverture où Victor ne sait s’il se trouve face à un cadavre ou à un mannequin à l’une des dernières où il en viendra à se demander s’il a bien assisté à une exécution et à la fin du roman, violente et volontairement confuse, rien n’apparaît comme certain ou comme totalement réel. Illusions d’optiques, illusions politiques qui prennent place dans ce mois de juin 1981 où la gauche arrive au pouvoir et où les révolutionnaires gauchistes ont fait leur temps ; s’il en est un qui peut s’y frotter, c’est bien le photographe qu’est Blainville.
On suit donc à l’aveuglette Victor dans ce roman érudit qui voit se matérialiser le monde de Duchamp au travers des noms (Blainville, donc, Rose, bien entendu, mais aussi Villon le flic étonnamment proche de Blainville qui porte le nom du frère de Duchamp) et des lieux comme des reconstitutions des œuvres de l’artiste qui parsèment le livre de manière plus ou moins visible, en faisant à certains égard un intelligent roman à clef. En tirera-t-on une quelconque résolution ? Une quelconque vérité ? Sans doute pas et peu importe, comme le rappelle Blainville lui-même qui se laisse porter par les événements et fait moins figure d’enquêteur que de témoin pas forcément fiable : « Ce qu’elle dit est vrai. Ou faux. Je m’en fous un peu ».
Remarquable d’érudition et d’intelligence, porté par une écriture d’autant plus efficace qu’elle semble couler de source alors que chaque phrase, pour ne pas dire chaque mot, à son importance, C’est toujours les autres qui meurent est un roman simplement vivifiant.
Jean-François Vilar, C’est toujours les autres qui meurent, Fayard, 1982. Rééd. Actes Sud, coll. Babel Noir, 1997.
Du même auteur sur ce blog : Djemila ; Bastille tango ;