Bastille tango, de Jean-François Vilar

Publié le par Yan

vilar.jpgEn 1986, Jean-François Vilar retrouve une nouvelle fois son héros, le photographe Victor Blainville, dans un Paris qui pour être en constante mutation n’en demeure pas moins une ville mystérieuse dans laquelle fantasme et réalité ne cessent de se confondre. Aussi, lorsque les compagnons argentins que Victor fréquente à la boîte de tango La Boca depuis notamment qu’il entretient une relation avec la belle et incandescente Jessica commencent à disparaître ou à subir des accidents suspects, le soupçon enfle. Ces exilés qui avaient fui la dictature des militaires et qui, pour certains d’entre eux, anciens desaparecidos, doivent retourner au moins provisoirement en Argentine pour témoigner au Procès de la Junte, voient dans ces faits la main des militaires aux réseaux encore bien organisés et, pourquoi pas, susceptibles d’éliminer les témoins les plus gênants jusqu’en France. D’autant qu’au même moment une affiche placardée au début des années 70 à Buenos Aires représentant un homme torturé réapparaît sur les murs parisiens.

Errant toujours dans cet entre-deux où se mêlent le vrai et le faux mis en exergue ici par les pellicules de films que laisse derrière lui Julio, le frère de Jessica, avant de disparaître à son tour, Victor Blainville essaie vaguement, presque forcé par la présence du policier Villon de plus en plus spectral, de lever le voile sur cette vague de disparitions et les apparitions suspectes de personnages qui pourraient être liés aux militaires. Dans un quartier de la Bastille livré aux bulldozers pour faire place à un opéra controversé, le photographe, plus saisi par l’urgence de garder la trace de cette inéluctable disparition de lieux qui deviennent peu à peu des coquilles vides dont les façades peuvent receler de sombres secrets que par la traque de fantomatiques nervis de l’ancienne junte argentine, finit toutefois par se laisser emporter par le courant paranoïaque qui agite la petite communauté qu’il fréquente.

C’est l’occasion pour Jean-François Vilar de mettre à chaud sur le tapis – rappelons que le roman paraît l’année qui suit le Procès de la Junte – par le biais d’une intrigue comme toujours complexe et de récits amenés par petites touches jusqu’à ce que Jessica se livre sur sa propre disparition, évitant ainsi tout discours lénifiant, la question non seulement de ce terrorisme d’État de la dictature argentine, mais aussi et surtout celle de l’oubli. Oubli que voudraient obtenir les tortionnaires (et que la loi d’amnistie de 1986 leur offrira), impossibilité d’oublier pour leurs victimes aussi fort puissent-elles le désirer. Et derrière tout cela, l’oubli des idéaux de cette gauche paralysée par la présidence de Mitterrand aussi décevante soit-elle et qui a fini par rentrer dans le rang on ne peut mieux symbolisée par le personnage de Marc, directeur du journal de gauche Le Soir, qui ressemble fort à Libération, écartelé entre sa position de notable bourgeois et son désir de scoop qui pourrait déranger le pouvoir.

Navigant dans un monde extravagant, aux frontières de l’onirisme, mais recelant des dangers bien réels, Victor Blainville entraîne à sa suite un lecteur toujours un peu désarçonné par ce qui s’offre à son regard toujours biaisé par celui, totalement subjectif, du photographe. Cela donne encore une fois un roman d’une rare intelligence et qui surtout évite avec finesse d’imposer une vérité au lecteur. Un bien beau livre.

Jean-François Vilar, Bastille tango, Presses de la Renaissance, 1986. Rééd. Babel Noir, 1998.

Du même auteur sur ce blog : Djemila ;  C’est toujours les autres qui meurent.

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