Le bal des débris, de Thierry Jonquet
Frédo pousse des chariots dans un hôpital gériatrique de banlieue parisienne. C’est peu dire qu’il aimerait refaire sa vie ailleurs que dans ce mouroir à vieux. L’occasion se présente en la personne d’un des rares patients dont la santé lui permettra de ressortir de l’établissement sur ses deux jambes. Lepointre, artisan à la retraite et ancien gangster a de la suite dans les idées. Surtout lorsqu’il s’aperçoit que l’une des pensionnaires est gardée dans sa chambre par des vigiles privés. C’est donc qu’elle a quelque chose à protéger et que Lepointre et Frédéric ont quelque chose à voler. Le bal organisé pour les séniles de l’hôpital pourrait être l’occasion de faire main-basse sur le butin de la mémé. À moins que…
Premier roman, fortement inspiré de la propre expérience de l’auteur comme ergothérapeute dans un service de gériatrie, Le bal des débris permet à celui – à l’image du chroniqueur – qui découvre tout juste son œuvre après la lecture de Mygale, de voir une autre facette de Thierry Jonquet.
Enlevé, gai, empathique en même temps que sombre, cynique et venimeux, ce roman fait le choix de rire afin de ne pas pleurer. Cette charge joyeuse contre un système hospitalier qui semble n’avoir pas beaucoup changé en presque trente ans dans sa manière de s’occuper des vieux si ce n’est qu’il les appelle maintenant des seniors, donne au lecteur l’occasion de rire tout en éveillant en lui dégoût et révolte. Un rire jaune donc, face à ces parkinsoniens, cul-de-jatte, atteints d’Alzheimer, grabataires auxquels un personnel hypocrite et cynique, fort de sa bonne santé et de sa relative jeunesse, donne la réplique.
Et donc, de sous les tribulations de ce bras cassé de Frédo et de son vieux complice émerge avec force le dégoût de l’auteur face à la tartufferie de ce bal qui voit les masques tomber et révèle l’hypocrisie du système et de ceux qui en sont les rouages : faux bigots, médecins attirés par l’appât du gain, préposés à la morgue arrondissant leurs fins de mois grâce à des commissions sur les funérailles… Et Jonquet de faire monter la mayonnaise à coup de bons mots, de situations décalées, jusqu’à nous faire rire, avant de nous cueillir. Comme ça :
« Jamais comme ce jour-là je n’ai autant haï l’hosto, jamais autant vomi son odeur. Pas une odeur d’hôpital, faite de remugles d’éther, de senteurs fugaces du parfum dont s’aspergent certaines infirmières bien roulées, à la blouse transparente, qui font bander les petits jeunots venus là pour se faire réparer un bras cassé. Oh, non, pas cette bonne et forte odeur de vie qu’on bricole avant de lui donner une claque affectueuse sur l’épaule en lui souhaitant : allez, bon vent, on espère bien ne plus te revoir ici !
Il traîne une sale odeur, mon hosto. Une odeur de pourriture, d’oubli, de boue, et de pisse. Une odeur de pus qui suinte des escarres en technicolor, à ciel ouvert, d’où pointe l’os à nu.
Une odeur de dégueulis, de peur, de foutez-moi la paix et de laissez-moi crever peinard ! Une odeur de j’en peux plus, coupez-moi les jambes, coupez-moi les couilles, mais laissez-moi croire à mes souvenirs.
Une odeur de bassin pas vidé depuis trois jours, de draps où j’ai renversé ma soupe, une odeur de pourquoi mon dentier traîne par terre ?
Une odeur d’excusez-moi, j’ai encore chié au lit mais pardon, mon cul ne veut plus m’obéir…
Et cette odeur-là, les murs de l’hosto en sont barbouillés, imprégnés, imbibés. On peut laver, javelliser, il n’y a rien à faire. Coucou me revoilà, c’est moi la puanteur, je reviens te chatouiller les narines, tu as essayé de me chasser, mais je te colle à la peau. L’odeur de l’hosto. Pas de l’hôpital, de l’hosto. De l’hosto à vieux. De la décharge à vieux. »
Thierry Jonquet, Le bal des débris, Fleuve noir, 1984. Rééd. Points roman noir, 2010.
Du même auteur sur ce blog : Mygale ; La vie de ma mère! ;