Chiens de la nuit, de Kent Anderson
Dans Sympathy for the Devil, précédent roman de Kent Anderson, l’auteur mettait en scène Hanson, son double, depuis sa conscription puis son engagement chez les Bérets verts jusqu’à ce qui semblait marquer la fin de sa guerre au Viêtnam. C’est à Portland, en tant que flic à la fin des années 1970 qu’on le retrouve, toujours double de l’auteur qui a lui aussi exercé ce métier en ces lieux, et plus précisément dans les rues difficiles du North Precinct.
Comme au Viêtnam, et de manière encore plus ouverte sans doute, Hanson est considéré ici comme un membre d’une armée d’occupation. Dans ces rues envahies de chiens errants redevenus des bêtes sauvages que les policiers tuent dans le cadre d’un concours lancé dans le commissariat, où le danger omniprésent fait son lit sur la misère des habitants, Hanson ne cesse de revivre les souvenirs de guerre qui le hantent et, surtout, tente de maîtriser la violence qui couve en lui et à laquelle il ne peut plus laisser libre cours. Car même dans un lieu aussi violent que le North Precinct, on est au États-Unis, une société policée dans laquelle il convient de garder un minimum le contrôle lorsque l’on porte un uniforme.
Fini la dope et l’alcool qui le faisaient en grande partie tenir au Viêtnam, car ici les conséquences d’une bagarre pourraient s’avérer bien plus grande que prévue, sauf peut-être dans le bar du club de la police, justement :
« C’était le seul bar où Hanson se sentait à son aise, où il n’avait pas peur de se saouler. Ici, presque tout le monde était armé. Ils avaient tous vu des gens se faire tuer, certains en avaient tué eux-mêmes. Aucun risque qu’une fois ivres, ils provoquent quelqu’un d’autre sans connaître les conséquences éventuelles. […] Les flics savaient que lorsqu’un type cherchait la bagarre, les choses pouvaient dégénérer très rapidement, et cela expliquait cette ambiance courtoise. Une société armée, songea Hanson, est une société polie. »
Ainsi, dans les pas d’Hanson au-delà d’une peinture alternant âpreté et comédie du quotidien des flics de terrains et des habitants du ghetto que l’on peut trouver par ailleurs chez Wambaugh, c’est le traumatisme de la guerre que nous donne à voir Kent Anderson.
Un traumatisme difficilement assumé – ainsi Hanson n’a de cesse de dire qu’il désire la mort de l’ensemble des psychiatres et avocats et voit dans chaque civil un peu trop lisse à son goût un psy en puissance – mais qui n’est pas moins profond et qui s’exprime en grande partie ici à travers l’image des chiens. Les chiens qui ont servi à Hanson pour s’exercer aux premiers secours lors de la guerre, ceux que l’on chasse dans le North Precinct, celui qu’Hanson adopte… symboles de ses péchés comme de ses tentatives de rédemption.
Afférente à ce traumatisme, il y a aussi la difficulté à se réinsérer dans une société qui n’a plus connu la guerre sur son sol depuis la guerre de Sécession et ne connaît du Viêtnam que ce qu’elle en a vu à la télévision, dans laquelle les vétérans sont à la fois méprisés, considérés comme des tueurs au service d’une cause injuste, et admirés d’une façon pour le moins équivoque. Ainsi voit-on défiler les personnages qui n’ont pas fait la guerre mais se revendiquent comme vétérans et en particulier des Forces spéciales.
Pas forcément très équilibré lui-même, Hanson peine à retrouver la paix. Et ça n’est pas sa rencontre avec Doc, son compagnon d’armes, qui va arranger les choses.
Extrêmement percutant, dans le drame comme dans l’humour dont Anderson ne se départ jamais, baigné de violence, que ce soit dans les événements dépeints ou dans la manière de les écrire, Chiens de la nuit est sans conteste une œuvre majeure sur le retour du Viêtnam, mais aussi sur une Amérique de la fin des années 1970 dépouillée de son innocence. Il confirme après Sympathy for the Devil tout le talent de plume de Kent Anderson.
Kent Anderson, Chiens de la nuit (Night Dogs, 1996), Folio Policier, 2014. Traduit par Jean Esch.
Du même auteur sur ce blog : Sympathy for the Devil ; Pas de saison pour l'enfer ; Un soleil sans espoir ;