Pas de saisons pour l'enfer, de Kent Anderson
« Regardez le mec de vingt-quatre ans que j’étais alors. Observez ses yeux. Vous voyez ? Il est passé de l’autre côté du miroir et ne pourra plus revenir.
Aujourd’hui je fais semblant d’être revenu, je n’ai pas le choix. En réalité je vis toujours dans ces yeux-là. Je les habite à volonté, je n’ai qu’à me laisser aller et je me sens bien, comme si j’étais rentré à la maison. »
Comme Sympathy for the Devil et Chiens de la nuit, ses deux romans parus en France à ce jour en attendant Green Sun, annoncé ici pour le mois d’octobre, Pas de saisons pour l’enfer, recueil de nouvelles, d’articles, de préfaces et de chutes des deux premiers romans de l’auteur, parle de l’impossible retour à la vie civile de ce jeune homme de vingt-quatre ans en photo sur la couverture parti en 1968 au Vietnam faire ce qu’on lui avait appris : tuer des gens.
En dédicace de ce livre acheté à l’occasion du festival Quais du polar en 2013, Kent Anderson a écrit « Please read the story "Lambs" first ». De fait, c’est certainement dans Les agneaux qu’Anderson se livre le plus. Après avoir parcouru cinquante kilomètres de nuit sur une route verglacée pour échapper à la foule de la ville dans laquelle il craint de ne plus pouvoir vivre sans tuer quelqu’un, il rejoint la ferme isolée d’un vieil homme au cœur de l’Idaho. Le vieil homme est là, auprès du feu, et confie à Anderson deux agneaux prématurés. À charge pour lui de prendre soin d’eux pendant la nuit et de les accompagner peut-être dans leur dernier voyage. Cette nouvelle, tout comme l’ensemble de la première partie de ce recueil intitulée « Totems » incarne la difficulté de Kent Anderson à se dépouiller du voile de mort qui semble l’accompagner depuis son retour du Vietnam. Cela passe essentiellement par la rencontre avec les animaux. Les agneaux, donc, mais aussi un taureau durant une corrida, des coqs de combat, un loup dans la steppe mongole ou la rencontre qui relève presque de l’histoire d’amour avec les chevaux. C’est certainement dans cette partie que Kent Anderson se livre de la manière la plus intime qui soit, avec une sensibilité extrême mais sans niaiserie ou trait forcé. Les deux autres partie, « Vietnam » et « Loi et hors-la-loi » présentent un Kent Anderson plus familier aux lecteurs de ses deux premiers romans, ne serait-ce que parce que chacune d’entre elles comporte des chutes de, respectivement, Sympathy for the Devil et Chiens de la nuit . Signalons au passage que chutes ne signifie pas déchets et qu’elles constituent ici autant de nouvelles indépendantes pour ceux qui ne connaitraient pas l’œuvre d’Anderson, que d’instructifs compléments à celle-ci pour les autres.
S’y ajoutent en particulier des articles étonnants sur un rassemblement de survivalistes d’extrême-droite, une convention de mercenaires ou une concentration de Hell’s Angels qui valent amplement le détour, sublimés par la plume incisive, mi-rigolarde mi exaspérée, d’un Anderson obligé de s’immerger dans une société fascinée par la violence sans vraiment la connaître.
Le tout constitue, sous une apparence hétéroclite, un ensemble tout à fait cohérent et surtout un concentré du talent d’Anderson pour dire l’absurdité du monde et la difficulté à s’y fondre après y avoir plongé trop profondément. Une raison de plus pour regretter la disparition des éditions 13ème Note, une des plus audacieuses expériences éditoriales de la dernière décennie.
Kent Anderson, Pas de saison pour l’enfer (Liquor, Guns & Ammo, 1998, 2012), 13ème Note Éditions, 2013. Traduit par Nathalie Bru. 333 p.
Du même auteur sur ce blog : Sympathy for the Devil ; Chiens de la nuit ; Un soleil sans espoir ;