Sympathy for the devil, de Kent Anderson
« Hanson était allongé sur le dos et regardait les nuages défiler à travers le toit d’épineux, en souriant dans le noir. Il était à près de quinze mille bornes de chez lui, en plein milieu d’un carré de broussailles, en train de participer à une opération transfrontalière illicite, cerné de toutes parts par l’ennemi, et il était heureux. Bien sûr, il y avait la peur, mais il était aussi heureux que possible, aussi heureux qu’il avait jamais rêvé de l’être. La seule chose dont il avait à s’inquiéter, c’était de rester en vie. S’il se plantait, il mourrait, et tous ses problèmes seraient terminés. »
Avec Sympathy for the devil, Kent Anderson présente le parcours de son double, Hanson, appelé sous les drapeaux en pleine guerre du Vietnam et qui a fait le choix de s’engager dans les forces spéciales, les fameux bérets verts, pour ne pas devenir une simple piétaille destinée à servir de chair à canon. Pour pouvoir choisir sa mort, en quelque sorte. Ainsi de ses classes à son deuxième séjour au Vietnam en passant par un retour écourté au pays pour cause de paranoïa aigüe et d’incapacité à retrouver la vie civile, on suit pas à pas ce soldat entré dans l’armée sans le vouloir et qui s’est mis a aimer la guerre.
« Hanson avait été entraîné à tuer, c’était là le grand art qu’avait su maîtriser sa jeune vie et, lorsqu’il se sentait bien, une partie de lui-même aspirait à tuer quelqu’un, comme d’autres mouraient d’envie de courir, de skier, de danser ou de déclencher une bagarre dans un rade. »
Autant dire que le roman d’Anderson apparaît de prime abord peu moral – ce que confirme rapidement la suite – avec ce héros qui s’est découvert un talent pour le moins dérangeant, ainsi qu’il s’en aperçoit lorsqu’il revient aux États-Unis après son premier tour au Vietnam, et qui, conscient de son statut de soldat d’élite, méprise plus encore le reste de son armée que les soldats adversaires. Ce que dépeint Anderson, c’est au-delà de la camaraderie, des liens qui se tissent entre Hanson, ses amis bérets verts et les Montagnards qui les accompagnent, c’est toute l’absurdité d’une guerre – la première guerre « rock’n’roll », comme le dit un personnage – menée avec une incompétence confondante et des hommes inexpérimentés (« Les recrues qu’on leur balançait était de plus en plus souvent des criminels analphabètes ou des drogués incapables d’obéir aux ordres. Les gradés n’avaient d’ailleurs rien à leur envier. Certains de ces jeunes sous-lieutenants appelés n’avaient même pas les compétences suffisantes pour gérer un magasin 7-Eleven, pour ne rien dire d’une unité combattante. ») destinés à mourir ou à flirter dangereusement avec la folie meurtrière.
Tout cela décrit non pas froidement mais avec au contraire une fascination pour la guerre et la mort que l’auteur amène le lecteur à partager par le biais d’une écriture non dénuée d’humour, à travers des scènes de combats efficaces, et, surtout, des dialogues et des réflexions qui peuvent apparaître moralement choquants mais contrebalancés par le sentiment de camaraderie qu’arrive à faire passer Anderson. C’est toute cette ambigüité troublante qui, par ailleurs, donne à ce roman une réelle épaisseur et en fait un témoignage fort sur l’absurdité d’une guerre vécue comme telle par ceux qui la font.
On pense évidemment en lisant Sympathy for the devil aux films que l’on a vus à ce sujet, de Platoon (pour la peinture du quotidien des soldats et des conflits internes) à Full Metal Jacket (pour les classes, notamment) en passant par Apocalypse Now (pour la folie de Kurtz) ou Rambo (le premier, tiré du Premier sang de David Morrell, pour le difficile retour à la vie civile) ; mais il y a chez Anderson un supplément d’âme, cette capacité à créer un véritable malaise face à la fascination qu’exerce son récit sans pour autant vous pousser à le lâcher. Un roman d’une rare puissance.
Kent Anderson, Sympathie for the devil (Sympathy For the Devil, 1987), Gallimard, La Noire, 1993. Rééd. Folio Policier, 2013. Traduit par Frank Reichert.
Du même auteur sur ce blog : Chiens de la nuit ; Pas de saison pour l'enfer ; Un soleil sans espoir ;