À la petite semaine, de Gene Kerrigan
Dans la nouvelle Irlande de ce début du 21ème siècle, symbole européen de la réussite de l’économie libérale, tout le monde n’a pas encore eu l’occasion de toucher sa part du gâteau. Surtout pas ces deux minables de Frankie Crowe et Martin Paxton, truands à la petite semaine, toujours branchés sur des coups plus foireux les uns que les autres. Mais l’insolente réussite économique du Tigre celtique aiguise les ambitions, et Frankie et Martin entendent bien viser plus haut en se lançant dans une entreprise d’envergure qui scellera leur réussite : enlever Justin Kennedy, un riche banquier, et empocher la rançon. Sauf que, bien entendu, rien ne va se passer comme prévu.
« Le problème avec Frankie Crowe, c’est que c’est un gagne-petit qui s’ignore. Ce genre de coups, ce n’est pas dans ses cordes » estime le policier John Grace, tandis qu’un collègue philosophe ajoute que « la moitié des problèmes de cette planète est causée par des gens qui ne connaissent pas leurs limites ». Et cela résume on ne peut mieux la situation de Frankie, Martin, et leur bande de bras cassés.
On pourrait penser, en commençant la lecture de À la petite semaine, que l’on va tranquillement suivre les mésaventures d’un gang de pieds nickelés à la sauce irlandaise. Et c’est bien le cas, à cela près que ces mésaventures initialement comiques deviennent de plus en plus tragiques. Gene Kerrigan, dans ce roman, nous ferre rapidement avec ses personnages de losers qui nous font sourire, pour mieux ensuite nous entraîner avec eux dans l’impasse dans laquelle ils se fourvoient.
Porté par un style agréable, simple et imagé, À la petite semaine est un roman d’une terrible efficacité, qui piège le lecteur, comme il piège les personnages. Kerrigan fait habilement monter la tension, rendant de plus en plus inquiétante l’attitude de fier à bras de Frankie Crowe, vite dépassé par ses tendances sociopathes.
Ce faisant, Gene Kerrigan porte un regard désabusé sur une société en mutation dans laquelle la violence des armes n’a pas disparue et à laquelle vient s’ajouter la violence sociale et la perte de repères moraux. Car, au fond, les truands de Kerrigan ont leurs doubles, tout aussi peu à cheval sur les principes pour tirer leur épingle du jeu et qui y réussissent plus ou moins bien, autant dans la police que chez les banquiers qui entourent Justin Kennedy. Seulement, eux pâtissent d’avoir tiré les mauvaises cartes dès le début, de ne pas être très malins et d’une malchance qui leur colle aux basques, ainsi que le résume encore John Grace à propos d’un autre délinquant à la petite semaine :
« Bien sûr, c’était un danger pour la société. Comme la plupart des gens qui se retrouvent derrière les verrous, pourtant on ne peut pas tous les boucler. Mais c’est le métier qui veut ça. Si quelqu’un meurt après qu’on l’a cogné, la loi ordonne qu’on arrête le cogneur et qu’on le fasse passer devant monsieur le juge. Il vaudrait mieux l’inculper de stupidité et de scoumoune, mais il n’existe pas de lois contres ces deux forfaits, de sorte qu’homicide est encore ce qui cadre le mieux dans le tableau ».
Avec ce premier roman, Gene Kerrigan entrait de plain-pied dans la confrérie des grands auteurs de romans noirs contemporains irlandais, aux côtés de Ken Bruen ou de Colin Bateman, et je comprends maintenant pourquoi on m’en chantait les louanges depuis plusieurs années. La lecture de ce bouquin, à coup sûr, appelle celle des suivants. Nous auront donc l’occasion d’en reparler.
Gene Kerrigan, À la petite semaine, Éditions du Masque, 2005. Rééd. Folio Policier, 2011. Traduit par Frank Reichert.
Du même auteur sur ce blog : L'impasse ; Le choeur des paumés.