Empire des Chimères, d’Antoine Chainas
Lensil, village sis sur une grande plaine agricole vit une année 1983 aussi morne que le paysage qui l’entoure. Les terrains ne se vendent pas, les jeunes rêvent de quitter les lieux pour rejoindre définitivement la grande ville située à une heure de là, des moisissures envahissent les maisons et, pour ajouter une touche de drame à tout cela, la petite Edith disparaît durant une partie de cache-cache. Loin de là, de l’autre côté de l’océan, Lawney Industry, le géant mondial du divertissement, envisage de créer un parc d’attractions européen. Une opportunité pour Henri Davodeau, chef de cabinet du ministre du Commerce extérieur et originaire de Lensil où son frère Denis gère l’agence immobilière familiale, de faire d’une pierre deux coups : faire venir Lawney et ses capitaux dans une France qui aborde difficilement le tournant de la rigueur, et s’enrichir au passage en spéculant sur les terrains agricoles invendables du patelin.
Jusqu’ici, on a tous les ingrédients d’un attirant, certes, mais classique roman noir mâtiné de politique fiction. Mais Antoine Chainas y ajoute une teinte supplémentaire par le biais du jeu qui donne son titre au roman. Empire des Chimères est un jeu de rôle créé par une filiale de Lawney qui a connu un succès mondial. Il devait y avoir un second volet, mais le meurtre de l’un des concepteurs par son collègue devenu fou a poussé l’entreprise à l’abandonner. Cependant, une version pirate circule. Et, justement, trois adolescents de Lensil jouent cette partie inédite et terriblement prenante. Prenante à tel point que l’on en vient à se demander si le jeu fait écho aux événements qui se nouent à Lensil ou s’il s’agit de l’inverse.
On avait été un peu déçu par le précédent roman d’Antoine Chainas, Pur, trop lisse, trop attendu, loin du malaise que pouvait instiller chez le lecteur des livres de la trempe d’Une histoire d’amour radioactive. On retrouve dans Empire des Chimères ce Chainas inquiétant, prenant parfois un malin plaisir à mettre ses personnages dans l’embarras, jouant à faire se superposer les genres – polar, politique fiction, fantastique – avant de les laisser s’imprégner les uns des autres avec certainement, plus encore que dans ses précédents romans, l’ambition de porter un roman singulier et de placer le lecteur dans une position inconfortable qui le pousse à toujours se demander où il va et s’il a bien envie d’y aller. La réponse, pour moi en tout cas, est oui. On se laisse finalement entraîner dans ce maelström de personnages brisés, trop ambitieux, en quête de rédemption ou totalement désinhibés, d’époques et de mondes qui se chevauchent et se mêlent, dans les esprits de ces personnages, mais aussi dans les lieux. Derrière les grands traits tirés dont on ne sait jamais vraiment où ils mènent, Chainas sème indices et, au détour d’une phrase, quelques phénomènes inquiétants, des moments qui restent en suspens et viennent alourdir une atmosphère déjà pesante. Il s’appuie pour cela sur des personnages riches, adolescente rebelle, garde-champêtre opiniâtre, lycéen aux frontières de la folie, parents dévastés… et une entreprise de divertissement visionnaire qui pressent le monde interconnecté d’aujourd’hui et propose déjà une autre réalité, un monde parallèle dans lequel il est aisé de s’oublier au risque d’y disparaître.
Cela donne un roman noir politique, forcément, mais qui évite de faire la leçon, d’une grande intensité et qui constitue aussi, à sa manière, une drôle d’expérience immersive. Si l’on passe sur quelques menus détails agaçants comme cette manière de parler si peu naturelle du trio d’ados accros à Empire des Chimères, il faut bien admettre que l’on a là un roman ambitieux qui fait son office à la fois de divertissement et d’aiguillon. Et c’est avec plaisir que l’on retrouve ce Chainas-là.
Antoine Chainas, Empire des Chimères, Gallimard, Série Noire, 2018. 658 p.
Du même auteur sur ce blog : Une histoire d’amour radioactive; Pur ;