Le Blues de La Harpie, de Joe Meno
Luce Lemay sort de prison où il a purgé une peine de trois ans. Après avoir braqué la caisse du magasin dans lequel il travaillait alors, il a percuté en voiture le landau d’une femme qui traversait la rue tuant son bébé sur le coup. Aux yeux de la loi, Luce a payé la majorité de sa dette à la société et n’a plus maintenant qu’à respecter les termes de sa libération conditionnelle. À ses propres yeux, même si un sentiment de culpabilité ne le quitte pas, il en va de même. Au point d’ailleurs qu’il décide de revenir dans sa petite ville natale, La Harpie, sur les lieux du drame, pour refaire sa vie. Il y rejoint Junior Breen, libéré quelques semaines avant lui après une peine bien plus longue pour le meurtre d’une jeune fille, et qui l’attend dans la pension de la vieille Lady Saint-François. Un ancien taulard, propriétaire d’une station-service a par ailleurs accepté d’embaucher Luce et Junior.
Sauf que, et même si l’on est bien décidé à refaire sa vie et même à retrouver l’amour, on n’oublie pas la culpabilité. Celle que l’on porte et celle que la société – que vous ayez payé votre dette ou pas – estime devoir vous faire encore porter.
C’est là, vraiment, le propos de Joe Meno. Paie-t-on jamais sa dette ? Il s’agit d’abord d’une question intime. Et bien qu’il mette en place toute une somme de stratégies destinées à montrer qu’il est malgré tout un bon citoyen et un homme droit, Luce ne peut oublier une faute qui continue à le hanter et dont il portera indéfiniment le poids. Quant à Junior, plus encore accablé par la culpabilité malgré les efforts de son ami pour l’aider à retrouver une place dans la société, il semble par bien des aspects chercher l’enfermement – dans un cadre de vie circonscrit à sa chambre et à la station-service, en lui-même.
Là dessus, peu à peu, va s’ajouter le regard que porte la petite société de La Harpie sur les deux repris de justice. D’abord distant, il va devenir de plus en plus pesant, jusqu’à être ouvertement hostile.
Tout cela, avec pour fil rouge l’histoire d’amour naissante entre Luce et la séduisante Charlene, Joe Meno le montre en faisant lentement monter la pression. S’il utilise un symbolisme parfois un peu outrancier, il réussit néanmoins à créer l’inconfort par petites touches, au point que tous les moments de bonheurs de Luce et Junior sont obscurcis par une menace latente qui se contente parfois de flotter au-dessus d’eux et qui, à d’autres moments, s’abat de manière brutale.
Ce faisant Meno nous livre un roman noir psychologiquement violent, que vient supporter une écriture véritablement originale qui s’abandonne parfois à un humour de second degré flirtant avec le nonsense (« Milford ! siffla Mme Dulaire. Tais-toi ! Je t'en prie, Luce, il faut excuser M. Dulaire. Il n'est plus le même depuis qu'on lui a retiré son permis de chasse. »). Ainsi Le Blues de La Harpie apparaît-il comme un objet noir et poétique qui pose plus de questions – par ailleurs dérangeantes – qu’il n’apporte de réponses dans une démarche salutaire qui consiste à placer le lecteur dans une certaine situation d’inconfort pour le pousser à réfléchir sur la question au cœur du roman : celle de la possibilité ou de l’impossibilité de payer sa dette à la société et de l’acceptation par cette dernière d’une véritable réhabilitation. Un beau livre, dans le fond comme dans la forme et un livre utile, donc.
Joe Meno, Le Blues de La Harpie (How the Hula Girl Sings, 2001), Agullo Éditions, 2017. Traduit par Morgane Saysana. 311 p.
Du même auteur sur ce blog : Prodiges et miracles ; La Crête des damnés ;