Prodiges et miracles, de Joe Meno
« Dans ses fantasmes les plus intimes, le garçon rêvait d’installer sur le cheval la selle anglaise brodée d’argent, la bride faite sur mesure, puis de glisser les étriers noirs et chromés pour se hisser sur le dos de la monture, et de parcourir ventre à terre, tel un éclair, la terre maculée de boue, l’animal et le garçon fonçant jusqu’à se muer en une tâche blanche et floue, tenace, une étincelle, une brume de pâleur incolore persistante, une unique chose dénuée de couleur.
Mais il avait peur, persuadé que l’animal était plus intelligent que lui. Dans les tréfonds esseulés de son imagination, il nourrissait une idée dont il n’avait osé faire part à personne (pas même à son grand-père) : peut-être que le cheval, dans toute sa splendeur, était en réalité le Saint-Esprit ; peut-être qu’il était Dieu en chair et en âme ; peut-être que, lancé ainsi au galop, ses yeux irradiant une lueur d’argent, il savait tout ce que faisait le garçon, il savait ce qui lui trottait dans la tête, il était le témoin de ses pensées, de ses péchés les mieux enfouis. Le garçon gardait pour lui cette étrange intuition, il restait planté là, appuyé contre la clôture en bois, mutique, tel un pénitent devant une croix. »
Jim Falls et son petit-fils métis, Quentin, vivent dans une ferme de l’Indiana où Jim exploite un petit élevage de poulets. En cet été 1995, la mère de Quentin, alcoolique, droguée, s’est fait la malle et le vieil homme et l’adolescent restent là, séparés par un mur d’incompréhension. Jim ne comprend pas Quentin, enfant rêveur et solitaire, et le grand-père peine à lui dévoiler des sentiments que lui-même n’arrive pas à démêler. Et puis un matin – la faute à une erreur administrative dans l’exécution d’un héritage – un camion vient déposer dans la cour de la ferme un van et, à l’intérieur, une sublime et fougueuse jument blanche taillée pour la course. L’animal va changer leurs vies. D’autant plus que deux frères du coin dont l’un, tout juste sorti de prison est accro à la meth, décident de voler le cheval pour aller le vendre dans le Kentucky. S’engage alors entre les deux voleurs et le grand-père et le petit-fils une longue poursuite à travers le Midwest.
Après Le Blues de La Harpie, les éditions Agullo ont choisi de traduire ce texte plus tardif de Joe Meno – le plus récent en fait – qui apparaît par bien des aspects comme une variation sur des thèmes que l’auteur abordait déjà dans ce précédent roman : pertes de repères d’une Amérique rurale laissée à l’abandon, mysticisme et solitude. De fait, on retrouve dans Prodiges et miracles, à travers l’irruption quasiment miraculeuse de cette jument qui apparaît aussi prodigieuse que spectrale, la manière dont Meno aime à emmener son lecteur aux frontières du surnaturel. Son roman, d’ailleurs tient souvent du conte, dans sa construction comme dans l’exploitation des personnages et de la manière dont ils évoluent. Un conte noir et initiatique dans lequel, confrontés à une adversité qui revêt des aspects presque monstrueux, le garçon et son grand-père qui étaient jusque-là deux solitudes qui se côtoyaient sans se rencontrer forgent une relation qui permettra à l’un de trouver une forme de rédemption, à l’autre de grandir.
On ne peut qu’être impressionné par la manière dont Meno réussit à la fois à ancrer son histoire dans une époque donnée – ces années 1990 qui voient l’économie américaine s’envoler dans les grands centres urbains tandis que les marges continuent de dépérir et que la fabrication artisanale et la consommation de crystal-meth explose – et à lui donner un aspect intemporel. Par celle aussi dont il habille ce récit noir, ce road-trip littéraire âpre et violent mais néanmoins tendre, avec une prose extrêmement poétique.
Émouvant, palpitant , Prodiges et miracles peint des paysages, des situations et des personnages à la beauté ambigüe qui font de ce roman une riche expérience de lecture.
Joe Meno, Prodiges et miracles (Marvel and Wonder, 2015), Agullo, 2018. Traduit par Morgane Saysana. Rééd. le 28 août 2019, Le Livre de Poche, 432 p.
Du même auteur sur ce blog : Le Blues de La Harpie ; La Crête des damnés ;