Le Fleuve des brumes, de Valerio Varesi
Un soir d’hiver, alors que la pluie tombe sans discontinuer depuis plusieurs jours et que le Pô entre en crue, la péniche du vieux Tonna largue les amarres et quitte le port, semblant dériver avant de s’échouer quelques heures plus tard. Quand les carabiniers y entrent, le bateau est vide et Tonna semble même n’y être pas monté. Le même jour, le commissaire Soneri est envoyé sur la scène d’un apparent suicide. Mais le commissaire doute ; l’homme a peut-être été défenestré de force. Il s’agit du frère de Tonna. En commençant à interroger les vieux pêcheurs et bateliers du port, Soneri s’aperçoit rapidement que de vieilles divisions existent encore entre ceux qui cinquante ans plus tôt ont combattu pour le Parti Communiste dans la résistance et ceux qui étaient du côté des fascistes. C’est justement à ces derniers qu’appartenaient les Tonna. Et s’il fallait remuer le passé pour trouver le coupable de ce crime ? C’est à cela que va s’employer Soneri dans ce décor aussi brumeux et boueux que les histoires qu’il va faire remonter à la surface.
« Le niveau de l’eau avait encore baissé et, dans ce qui devait être le fond, on apercevait de gros squelettes d’arbres entraînés par des décennies de crues depuis les vallées alpines jusqu’aux sables de la vallée du Pô. Des groupes de glaneurs et de curieux avaient commencé à battre les berges en quête de bizarreries remontées à la surface après des années passées dans l’eau. »
Métaphore du temps qui passe et qui charrie des souvenirs que l’on s’est longtemps employé à dissimuler, le fleuve dont les caprices façonnent le paysage de la plaine du Pô et soumet les hommes à sa volonté est bien le personnage principal du roman de Valerio Varesi. Plus encore que ce commissaire Soneri, attachant épicurien et enquêteur opiniâtre qui semble lui aussi se laisser porter par les courants tortueux du fleuve et de la mémoire des lieux que les habitants lui livrent avec parcimonie et une hostilité à peine dissimulée.
On l’aura compris, le lecteur en quête de poursuites extravagantes et de suspense haletant, en sera pour ses frais. Le Fleuve des brumes est un roman qui prend son temps. Le temps de planter un décor particulièrement vivant, palpable, captivant et parfois étouffant. Le temps d’installer des personnages qui communiquent par des non-dits, des regards échangés ou des paroles à double sens. Autant dire que les aficionados des interrogatoires musclés ou même des raisonnements holmésiens ne seront pas mieux servis que les lecteurs de thrillers. On est plus chez Maigret que chez Harry Bosch ou Hannibal Lecter. Et, disons-le, on y est plutôt bien. Il y a quelque chose de particulièrement agréable à se laisser entraîner à la suite de Soneri, à déguster avec lui parmesan et Gutturnio (on conseille la carte des vins de l’auberge du Sourd que l’éditeur a placé dans le bandeau) et à le voir peu à peu déchirer le voile posé sur ce passé qui, de toute évidence, ne passe pas pour tout le monde dans cette petite communauté de la plaine du Pô.
Le Fleuve des brumes propose donc une balade indolente à travers les lieux et l’Histoire dont les femmes et les hommes qui demeurent là sont le produit, jusqu’à une fin abrupte et émouvante.
Valerio Varesi, Le Fleuve des brumes (Il Fiumme delle nebbie, 2003), Agullo, 2016. Traduit par Sarah Amrani. 316 p.
Du même auteur sur ce blog : La pension de la via Saffi ; Les Ombres de Montelupo ;