Fausse piste, de James Crumley
Après Ross Macdonald, Gallmeister se lance dans la réédition et la retraduction d’un autre monument du roman noir. Place à James Crumley, certainement d’ailleurs encore plus en phase avec l’étiquette de l’éditeur de nature writing. Si tous les romans de Crumley ne souffraient pas forcément de grands défauts de traduction (à tout le moins pour le lecteur qui se fie avant tout à la qualité du texte en français faute de lire l’original) - malgré quelques grosses bourdes tel ce bar topless devenu un bar sans toit dans Le dernier baiser - ils avaient été cependant confiés à une multitude de traducteurs, de Philippe Garnier à Jean Esch, en passant par François Lasquin ou Nicolas Richard pour n’en citer que quelques-uns. Aussi peut-on se féliciter du choix mettre ces nouvelles traductions entre les mains expertes de Jacques Mailhos, réputé être un des meilleurs traducteurs actuels de l’américain et dont le travail sur la série de romans de Crumley donnera une véritable cohérence à l’ensemble.
Autre particularité de cette réédition et qui y apporte un incontestable supplément d’âme, les illustrations confiées à des dessinateurs de renom. C’est Chabouté qui se colle à Fausse piste et qui ne se contente pas d’illustrer le roman mais dont les dessins entrent réellement en résonnance avec le texte et le sublime.
Le texte, justement, parlons-en. Ou même, commençons par le laisser parler avec ce paragraphe d’ouverture :
« Le droit est un univers mystérieux. Tout comme les changements suscités par les hommes et le temps. Pendant près de quatre-vingts ans, la seule façon d’obtenir un divorce dans notre État était de faire condamner votre conjoint pour un délit grave ou de le prendre en flagrant délit d’adultère. La violence physique ne comptait même pas, pas plus que la folie. Et, pendant les dix premières années qui suivirent ma démission de mon poste dans la police du comté, j’ai bien gagné ma vie sur le dos de ce droit matrimonial archaïque. Puis, dans une frénésie d’activité à la clôture d’une session parlementaire extraordinaire, le législateur m’a mis au chômage en civilisant les lois relatives au divorce. Nous avons désormais le divorce par consentement mutuel. Les partisans et les opposants de cette évolution furent pareillement choqués par la soudaineté de l’action du législateur, mais pas aussi choqués que moi. J’ai passé les deux jours suivants à broyer du noir dans mon bureau, à me saouler en admirant la vue, à évaluer les perspectives que m’offrait mon avenir brutalement assombri. La vue était sensiblement plus belle que mes perspectives. »
En ce milieu des années 1970, Milo Milodragovitch, détective privé et ivrogne autoproclamé a trente-neuf ans. Et si son avenir s’est singulièrement assombri, c’est que s’il est l’héritier d’une riche famille de Meriwether, Montana, les dispositions testamentaires de ses parents font qu’il ne touchera rien de son héritage avant d’avoir cinquante-trois ans. Sans travail et avec une conséquente consommation quotidienne de whisky, les quatorze années à venir risquent donc d’être longues. Et, comme dans tout bon roman noir, arrive la femme fatale. Helen Duffy cherche son jeune frère. Venu à Meriwether pour travailler sur sa thèse, il n’a plus donné signe de vie depuis trois semaines et la police locale n’a pas envie d’enquêter. Milo a besoin d’argent et Helen Duffy en a. Mais surtout, il est sous le charme de la jeune femme et va finir par accepter l’affaire. Le voilà parti pour une enquête dans le Meriwether des ivrognes, qu’il connaît bien, mais aussi des junkies, qui semblent pulluler depuis quelques temps et qu’il connaît moins.
Comme toujours chez Crumley, l’intrigue est touffue et d’autant plus complexe qu’on la découvre à travers les yeux d’un Milo qui émerge rarement de la longue cuite qu’est sa vie. Et si l’on embarque avec plaisir dans l’enquête, on le fait surtout pour suivre ce héros mal embouché, aux mots ravageurs, au cœur d’artichaut et habité par un constant vague à l’âme.
Âpre et violent récit dont la qualité tient autant à la fascinante galerie de personnages usés par la vie qu’à la plume toujours belle et bien souvent sublime de Crumley, Fausse piste ouvre avec panache la série de romans noirs consacrés à Milo Milodragovitch et à C.W. Sugrhue qui fera son apparition dans The Last Good Kiss. On trouve déjà là tout ce qui fait de James Crumley un des auteurs majeurs du roman noir américain – et certainement d’ailleurs, du roman américain en général. La vision sans concession mais sans nostalgie non plus d’une Amérique qui part peu à peu à vau-l’eau, l’amour des personnages cabossés, la tendresse, l’humour et la mélancolie, et l’alcool qui ronge mais qui rend aussi tout cela un peu plus vivable. Il y a des bagarres de saloon, des amours impossibles, des rencontres ratées et des moments de grâce. C’est peu dire que l’on est heureux de retrouver James Crumley dans ce nouvel écrin.
James Crumley, Fausse piste (The Wrong Case, 1975), Gallmeister, 2016. Traduit par Jacques Mailhos. 398 p.
Du même auteur sur ce blog : Le dernier baiser ; La danse de l'ours ;