Le dernier baiser, de James Crumley
On l’a déjà dit, certes, mais on ne le dira jamais assez, James Crumley est certainement l’un des meilleurs écrivains américains de la seconde moitié du vingtième siècle en général, et de roman noir en particulier. Il est donc heureux que les éditions Gallmeister aient décidé de le faire découvrir à un nouveau public et même redécouvrir à ses anciens lecteurs à travers de nouvelles traductions de ses romans. Car même si Philippe Garnier avait précédemment rendu une copie honorable avec sa version du Dernier baiser, le choix d’une nouvelle traduction par Jacques Mailhos s’avère payant. Plus tourné vers le respect de la musique de la phrase et le souci de choisir des mots et expressions moins datés, le traducteur de Gallmeister offre en effet à l’habitué de Crumley une nouvelle lecture certainement plus marquante que les précédentes, un texte doté de plus de relief et qui rend justice à la poésie de la plume de l’auteur américain autant qu’à son humour désespéré et à la tendresse réelle qu’il porte aux hommes et aux femmes auxquels il donne vie.
Car c’est bien cela qui fait le sel de Crumley, ses personnages abîmés vomissant la corruption du monde dans lequel ils vivent, cherchant une impossible rédemption que leur haine de soi semble leur interdire mais que l’amour qu’ils portent à certains êtres dont ils croisent la route permet parfois de toucher du doigt, avant qu’elle ne leur échappe encore.
Ce qui était déjà bien présent dans Fausse piste avec Milo Milodragovitch l’est encore plus dans ce Dernier baiser où apparaît pour la première fois C.W. Sughrue, lancé aux trousses de plusieurs personnes. De l’écrivain Abraham Trahearne, qu’il a tôt fait de retrouver dans une première phrase mythique :
« Lorsque enfin je rattrapai Abraham Trahearne, il buvait de la bière en compagnie d’un bulldog alcoolique du nom de Fireball Roberts dans un bar décati juste à la sortie de Sonoma, en Californie – il buvait, consciencieusement, la sève d’un bel après-midi de printemps. »
Après une traque épique à travers tous les bars de l’Ouest accueillant des chiens dotés de talents particuliers (« […] ce ne fut que trois jours plus tard, alors que je buvais des gin fizz en compagnie d’un caniche rose à Sausalito, que j’entendis parler du bulldog amateur de bière qui vivait du côté de Sonoma. »), Sughrue a mis la main sur l’auteur alcoolique que l’ex-femme de ce dernier lui avait demandé de retrouver. Chargé de chaperonner ce colosse assoiffé afin de le ramener chez lui en écumant encore quelques bars, Sughrue se voit par ailleurs sollicité par la maîtresse de Fireball Roberts afin de retrouver sa fille, Betty Sue, disparue dix ans auparavant. Trahearne se montrant partant pour l’aventure, Sughrue enchaîne donc avec cette nouvelle recherche au risque de s’y perdre ou, pire, de s’y retrouver :
« En revenant vers Sonoma, je me demandai ce que Gleeson et le pauvre Albert avaient fait pour faire ressortir la méchanceté que j’ai en moi. J’avais rudoyé Gleeson sans aucune pitié, et j’avais ouvert Albert en deux comme une plaie mal cicatrisée, avant de les abandonner l’un comme l’autre avec un verre vide comme seul compagnon de discussion. Peut-être avais-je simplement un fond de méchanceté innée. C’était ce que m’avait dit la dernière femme que j’avais aimé lorsqu’elle avait refusé de m’épouser. »
S’ensuit un périple qui tient autant de la traque que de l’errance, durant lequel Sughrue va avoir le temps de faire parler sa méchanceté innée mais aussi et surtout cette tendresse qu’il éprouve à l’égard de tous les paumés, les ivrognes et, d’une manière générale, tous ceux qui souffrent d’être ce qu’ils sont. Les beuveries succèdent – et précèdent – les bagarres épiques ou pathétiques et tout au long de ce roman Crumley, à travers Sughrue, dit la beauté des contrées dans lesquelles évolue son personnage, celle de la compassion, la violence de la réalité et la manière dont le pire côtoie le meilleur en l’homme. C’est aussi un très beau et tragique roman d’amour qu’un brin de cynisme vient parfois alléger avec bonheur. Bref, il s’agit d’un roman qui mérite d’être lu et relu.
On ajoutera au passage que si, dans Fausse piste, Chabouté avait mis la barre bien haut avec ses illustrations, Thierry Murat, ici, relève à son tour le défi avec brio, chacun de ses dessins donnant au récit un peu plus d’épaisseur.
James Crumley, Le dernier baiser (The Last Good Kiss, 1978), Gallmeister, 2017. Traduit par Jacques Mailhos et illustré par Thierry Murat. 382 p.
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