Citrus County, de John Brandon
Un ado déprimé par le monde dans lequel il vit et qui fait des blagues téléphoniques stupides, un professeur qui n’en a que le nom (« M. Hibma savait qu’il pourrait bien enseigner jusqu’à la fin de ses jours sans que cela lui vienne naturellement. Il était prof de géographie mais il n’enseignait pas la géographie. Il parlait de ce qui lui chantait et laissait les gamins mémoriser tout seuls les termes topographiques et les capitales des États. Ils avaient des livres. Ils avaient des cahiers d’exercices. S’ils étaient intelligents et curieux, ils finiraient par apprendre beaucoup de choses, et s’ils étaient bêtes ils n’apprendraient rien. »)… quand on débarque dans le Citrus County de John Brandon, on pourrait se croire chez Carl Hiaasen ou Tim Dorsey. Car on sent bien qu’à travers la chronique annoncée de ce coin perdu du nord de la Floride, loin des plages, des parcs d’attractions ou des néons de Miami ou Tampa, l’american way of life version sudiste va encore en prendre pour son grade. Pourtant, cet ouverture loufoque trouve rapidement un contrepied bien sombre lorsque Toby, l’adolescent paumé élevé dans les bois et les marécages par son oncle, décide d’enlever la petite Kaley, quatre ans, sœur de la brillante Shelby, pour la séquestrer dans un bunker abandonné.
Dès lors, et même si John Brandon s’emploie a garder ce ton distancié et ce second degré qui confèrent à son roman une certaine aura excentrique, le récit devient plus noir, plus poisseux. Alors que l’on s’attend à ce qu’un tel événement tragique dans une petite communauté habituée à fonctionner en circuit fermé bouleverse la vie de chacun, les choses semble suivre tout simplement leur cours, comme si Kaley n’avait pas existé. Comme si l’ennui pesant de Citrus County faisait office de résilience collective.
Pourtant, derrière l’apparente normalité de la vie, quelques plombs semblent avoir sauté : Shelby développe une étonnante obsession pour l’Islande et tente par tous les moyens – insultes, dégradations, agressions – de faire réagir les habitants de la ville, sans succès, Hibma se prend à échafauder des plans pour se débarrasser d’une vieille collègue acariâtre et Toby, même s’il est accaparé par la nécessité de s’occuper de Kaley, poursuit sa vie de lycéen insignifiant avec cependant le besoin de s’engager plus dans la collectivité – en devenant le seul perchiste de l’équipe d’athlétisme – pour dissimuler cette asociabilité qui pourrait faire de lui un suspect.
Chronique de l’ennui et de la perte des repères moraux, Citrus County est un roman dans lequel seul le drame permet aux personnages d’exister puisque leurs vies trop lisses ou médiocres leur interdisent l’accès au bonheur. Porté par une atmosphère malsaine au sein de laquelle fleurit un bel humour noir, le roman de John Brandon est étonnant de finesse et d’originalité. Laissant faussement de côté toute considération morale – alors que cet absence constitue bien le point focal du récit et le rend en fin de compte éminemment moral – Brandon livre ici un ouvrage saisissant et d’une grande richesse.
John Brandon, Citrus County (Citrus County, 2010), Éditions du Masque, 2012. Rééd. Le Livre de Poche, 2013. Traduit par Denyse Beaulieu. 309 p.
Du même auteur sur ce blog : Little Rock ;