Exécutions à Victory, de S. Craig Zahler
« Le nom de la ville, c’est Victory. (Bettinger ricana.) Pense au pire bidonville que tu aies jamais vu, chie dessus pendant quarante ans et tu auras une idée de ce à quoi ça ressemble. »
Il peut toujours ricaner, Jules Bettinger, il n’en demeure pas moins qu’après avoir involontairement poussé au suicide un type venu porter plainte c’est à Victory, dans le Missouri, qu’il est muté avec sa petite famille. Et le tableau que lui brosse son nouveau chef lorsqu’il arrive est encore moins ragoûtant que ce qu’il pensait :
« - […] Environ soixante-dix pour cent des hommes entre dix-huit et quarante-cinq ans à Victory ont un casier judiciaire. Et il y a fort à parier que ceux qui vivent dans les zones abandonnées et les égouts font monter ce nombre à quatre-vingts pour cent. Un huit suivi d’un zéro, donc…
Bettinger fit la grimace.
-Bon, les chiffres sont effrayants. (Zwolinski fit craquer les jointures de ses doigts.) Chaque agent dans ce commissariat est responsable d’au moins sept cents criminels, parmi lesquels quatre à cinq cents ont commis des actes violents.
L’inspecteur se demanda si sa famille ne devrait pas vivre à plus de cent vingt kilomètres de Victory. »
Décor apocalyptique, entité presque dotée d’une vie propre et à l’atmosphère tellement viciée que les pigeons semblent s’y écraser par centaines quand ils passent au-dessus, Victory a tout d’un des cercles de l’enfer pour Bettinger, flic noir, honnête, sobre et père aimant. Obligé de faire équipe avec Dominic Williams, policier récemment rétrogradé après avoir passé un criminel à tabac jusqu’à le rendre handicapé, le nouvel inspecteur malgré l’étendue du marasme qu’il découvre ne se doute pas de ce qui l’attend. Car très vite, il apparaît qu’une bande de malfrats a décidé de débarrasser Victory de sa police.
Bettinger, c’est un peu le détective vu par Chandler dans son Simple Art of Murder (« Car dans ces rues sordides doit s’avancer un homme qui n’est pas sordide lui-même »), un héros positif, prêt à plonger dans la fange si c’est nécessaire. Mais S. Craig Zahler ne le lâche pas dans une ville ordinaire. À Victory les rues sont bien plus que sordides. Magma de cadavres de pigeons en décomposition, labyrinthe d’immeubles abandonnés à moitié écroulés, immense étendue de gravats et de dépotoirs… on est plus proche du New York 1997 de John Carpenter que du Grand sommeil, aussi bien pour ce qui est du portrait de la ville qu’en ce qui concerne l’écriture.
Car Exécutions à Victory est une série B assumée, violente, dotée d’un humour douteux et de dialogues dans lesquels Zahler joue avec les poncifs du genre. Mené à un train d’enfer sur cette ligne ténue qui sépare le bon pulp du ridicule, le livre réussit à ne pas verser du mauvais côté et se révèle même être un très bon roman bien plus fin qu’il n’y paraît de prime abord et dans lequel l’auteur n’épargne rien à ses personnages.
S. Craig Zahler, Exécutions à Victory (Mean Business on North Ganson Street, 2014), Gallmeister, NéoNoir, 2015. Traduit par Sophie Aslanides. 474 p.
Du même auteur sur ce blog : Une assemblée de chacals ; Les spectres de la terre brisée ; Dédale mortel ;