L’obscure mémoire des armes, de Ramón Díaz-Eterovic
Heredia, détective privé santiaguino dont les affaires tournent tellement au ralenti qu’il se trouve en voie de reconversion dans la réalisation de comptes-rendus de lecture d’ouvrages de sciences humaines, est contacté par une amie de sa compagne, Griseta, dont le frère a été assassiné.
Virginia, la sœur de Germán Reyes, la victime, ne veut croire aux conclusions de la police qui oriente son enquête vers un crime crapuleux. En effet Reyes a été dans sa jeunesse torturé à la villa Grimaldi, l’un des centres de détention de la dictature militaire de Pinochet, et avait rejoint une association cherchant à dénoncer par voie de presse et d’affichages les anciens bourreaux passés entre les très larges mailles du filet après le retour de la démocratie.
« La mort impose son silence. Victimes et coupables sont enfouis sous la même terre ou fouettés par la même pluie qui efface les ombres jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Un lien avait-il existé entre Ginelli et Germán Reyes de leur vivant ? Le temps passait, gommant les traces du coup d’État perfide, l’écho du cri, la cruauté du bourreau, la complicité des juges, l’encre mensongère. Trop d’oubli pesait sur les morts, vaincus par le cours du temps et les mots prononcés à mi-voix. Et la douleur ? Et la peur, l’humiliation ? À quoi servait la vérité si elle ne rendait pas la vie aux défunts, si elle ne délivrait pas le survivant de ses cauchemars ? »
L’enquête d’Heredia apparaît bien vite, au-delà de sa forme qui est celle d’un classique whodunit, comme la recherche d’une vérité bien plus vaste, ou plutôt comme une confrontation à cette vérité, celle qui veut que le passage à la démocratie a nécessité de jeter un voile d’oubli sur les actions de trop nombreux citoyens qui ont un temps soutenu le régime de Pinochet et participé à la dénonciation, à la traque où à la torture des opposants. Le coup de balai a touché les plus charismatiques des chefs et un certain nombre de lampistes mais a épargné bon nombre de personnes qui ont su se faire oublier et se reconvertir dans de nouvelles activités, y compris sous de nouvelles identités.
Heredia avance donc dans ces eaux troubles, se heurtant au silence, à la méfiance, à la culpabilité des protagonistes de cette histoire. Et, dans sa quête qui relève presque de la maïeutique, Heredia va devoir faire accoucher la vérité à un corps social qui désire avant tout l’oublier. Les bourreaux, bien sûr, soucieux d’éviter la justice et de recommencer une nouvelle vie, mais aussi une partie des victimes rongées par la culpabilité (de s’être laissées prendre, d’avoir flanché sous la torture et d’avoir donné des camarades) qui ne voient finalement pas d’un si mauvais œil cette politique d’amnistie qui a suivi les travaux de la commission Vérité et Concertation qui a établi l’existence de violation des droits de l’Homme, de meurtres, de tortures et poussé l’armée à les reconnaître sans vraiment, dans un souci de conservation de l’unité nationale, chercher à exercer la justice à l’encontre de ceux qui avaient pu participer à tout cela.
Opiniâtre malgré ses doutes vis-à-vis de sa propre capacité à résoudre l’affaire sur laquelle il travaille, aidé par les conseils avisés de son chat, Heredia remue donc la boue mais aussi ses propres souvenirs et ses propres frustrations à l’égard de cette amnésie collective volontaire. Ce faisant, il réveillera quelques cadavres faute de réellement réveiller les consciences.
Révolté et légèrement désabusé, L’obscure mémoire des armes est un roman qui, à l’image de Un voyou argentin, d’Ernesto Mallo, pose des questions importantes sur la nécessité ou le danger de l’oubli, sur la difficulté du retour à la démocratie après des décennies de dictature. C’est aussi un livre qui sait jouer la carte d’une certaine légèreté poétique qui l’empêche de se transformer en un simple manifeste mais le ralentit aussi parfois considérablement. Au final, Díaz-Eterovic nous propose tout de même un roman séduisant et intelligent ; une saine lecture.
Ramón Díaz-Eterovic, L’obscure mémoire des armes (La oscura memoria de las armas, 2008), Métailié, 2011. Traduit par Bertille Hausberg.