Coupable vous êtes, de Lorenzo Lunar
Nous voilà de retour dans El Condado, le quartier de Santa Clara sur lequel veille le commissaire Leo Martín. Et Leo Martín a du pain sur la planche. Non seulement il doit mettre un peu d’ordre dans une vie sentimentale et sexuelle pour le moins agitée mais il vient en plus d’hériter d’une sale affaire, le meurtre d’un maquereau de Varadero assassiné avec un marteau de cordonnier. Ça pourrait bien tomber : Chago le Bœuf, le caïd du quartier, l’anguille qui échappe régulièrement à Leo, est justement cordonnier et l’un de ses marteaux a disparu. Sauf, que rien ne se passe jamais comme on le voudrait et que les soupçons pourraient bien s’orienter vers l’une ou l’autre des femmes de la vie de Leo Martín.
« Le quartier est un monstre et on ne sait jamais jusqu’où il peut étendre sa tête. » rappelle le policier qui doit à la fois veiller à se protéger et faire parler ce quartier qui sait tout, bien entendu, mais qui n’a pas forcément envie de lui dire quoi que ce soit.
Si les femmes tiennent toujours une place importante dans les romans de Lorenzo Lunar, elles sont ici au cœur de l’histoire et ces nouvelles tranches de vies d’El Condado sont autant de portraits de femmes dont beaucoup, issues des quartiers les plus pauvres ou de familles de fonctionnaires bien installés, sont amenées à se prostituer. Car, comme toujours, Lorenzo Lunar se plaît à lever le voile sur le quotidien des Cubains en pleine période spéciale – cette période d’après la chute du bloc soviétique qui a vu les importations de produits d’Europe de l’Est chuter et a bouleversé l’économie locale, créé la pénurie et donc fait augmenter l’économie parallèle et le système D. Femmes fortes, femmes exploitées, ni Leo Martín ni Lorenzo Lunar ne les jugent, se contentant de décrire un quotidien rude, âpre mais aussi souvent haut en couleurs dans lequel les petits jouent leur survie et les grands, ceux qui ont une once de pouvoir, les membres du Parti et les hauts-fonctionnaires, s’accrochent à leurs places, se pavanent et, bien souvent, se ridiculisent.
Et puis il y aussi Fela, la mère de Martín, toujours là, sorte de conscience de son fils et d’incarnation d’un peuple encore optimiste et qui a porté la débrouille au rang d’art majeur :
« Depuis que la période spéciale a commencé, ma mère ne pense qu’aux stratagèmes auxquels elle doit recourir pour mettre quelque chose sur la table. Elle a déjà expérimenté un tas de recettes alternatives – du hachis de peaux de bananes, des écorces de pomelo panées aux allures d’escalopes. Tous les deux jours, avec un stoïcisme olympien, elle fait la queue devant la rudimentaire presse à hamburger pour pouvoir, carte d’identité en main, acheter des steaks hachés à base de soja, de sang de taureau et de viande maigre. Elle raccommode de vieux vêtements – ceux de mon défunt père, les siens et les miens – pour les échanger contre des tubercules ou du saindoux auprès de paysans qui apportent dans le quartier leur marchandise de contrebande. »
Sans fard mais avec toujours beaucoup d’humour, Lorenzo Lunar continue sa chronique de quartier tour à tour drôle, émouvante ou violente ; il donne à découvrir un Cuba à hauteur d’homme – et de femmes – toujours loin des clichés. Une description minutieuse, rarement flatteuse, portée par un œil et une plume acérés qui en dit plus que bien des manifestes.
Lorenzo Lunar, Coupable vous êtes (Usted es la culpable, 2006), Asphalte, 2015. Traduit par Morgane Leroy. 140 p.
Du même auteur sur ce blog : Boléro noir à Santa Clara ; La vie est un tango ;