La langue d’Altmann, de Brian Evenson
Après Contagion, Inversion, Père des mensonges, La confrérie des mutilés et Baby Leg, la collection Lot 49 publie enfin les premiers écrits de Brian Evenson. Initialement paru en 1994, ce recueil de nouvelles intègre déjà les thèmes qui fondent jusqu’à l’obsession l’œuvre d’Evenson. Et l’on comprend que les nouvelles de La langue d’Altmann aient scandalisé les Mormons de la Brigham Young University de Provo où Evenson, alors membre de l’Église de Jésus Christ des Saints du Dernier Jour, enseignait au moment de la parution du recueil.
Car Brian Evenson, à travers ses histoires souvent situées dans un monde proche du nôtre mais propre à basculer rapidement dans une espèce de futur post-apocalyptique, parle de manipulation des esprits, de faux prophètes délestant leurs ouailles de leur humanité et de leur libre arbitre et du caractère mouvant de la vérité. Et si les esprits sont torturés les corps ne sont pas en reste : souillés, mutilés, ils sont l’expression de la souffrance intérieure des personnages comme de leurs propres vices. Ont tue, on ampute, on fait tuer chez Evenson, et l’on trouve toujours un moyen de justifier cette violence. C’est bien ce que montre l’extrait de la nouvelle dont le recueil tire son nom et que Lot 49 a choisi de mettre en quatrième de couverture :
« J'avais eu raison de tuer Altmann, pensai-je. Entre tuer et ne pas tuer Altmann, j'avais choisi la première solution et ce choix, en fait, était le bon. Nous passons notre vie à faire en permanence des choix. Il existe des gens, comme Altmann, pour lesquels, quand vous leur avez tiré une balle dans le crâne, vous savez que vous avez agi correctement. Ce sont les gens comme Altmann qui font que tout le reste a un sens, pensai-je, alors que des gens comme Horst, une fois tués, ne font qu'ajouter à la confusion. Le monde est peuplé d'Altmann et de Horst, les premiers, il convient de les truffer de plombs à la première occasion, les autres, on doit peut-être les tuer, peut-être pas : qui le sait ? ».
Abandonnés de Dieu ou jouets entre les mains d’un Dieu cruel jusqu’à en devenir un personnage encore plus absurde que ceux qu’il manipule, les personnages des nouvelles d’Evenson poussent jusqu’au bout les raisonnements les plus aberrants, nous entraînant dans un monde ou l’absurdité le dispute à la cruauté et où la vérité est un concept tout relatif ainsi que le montre avec brio « L’affaire Sanza », novella clôturant le recueil, dans laquelle l’auteur suit l’enquête sur le meurtre de l’inspecteur Sanza en convoquant différents témoignages qui ne cessent de se contredire.
« Sanza ne mangeait jamais que « rarement » dehors (l’épouse de Sanza). Il mangeait dehors en cachette et fréquemment parce qu’il « détestait la cuisine de sa femme – si on peut appeler ça de la cuisine » (Graca). Sanza détestait les petits pois à la crème (l’épouse de Sanza), n’aurait jamais mangé de petits pois « même si sa vie en dépendait » (Graca). Sanza aimait les légumes de toutes sortes, crus ou cuits, y compris les petits pois (De Jaen). »
Cruelles, sordides, dramatiques, écœurantes, pleines d’humour, tragiques, énigmatiques, les nouvelles d’Evenson dressent un portrait tordu d’une humanité abandonnée à un bien triste sort où chacun se doit de lutter pour vivre et s’accepter. C’est une expérience de lecture aussi stimulante que stupéfiante.
Brian Evenson, La langue d'Altmann (Altmann's Tongue, 1994), Le Cherche Midi, coll. Lot 49, 2014. Traduit par Claro.
Du même auteur sur ce blog : La confrérie des mutilés.