L’autre côté des docks, d’Ivy Pochoda
Un soir d’été suffocant, Val et June, deux adolescentes du quartier de Red Hook, à Brooklyn, décident de se lancer dans une expédition nocturne le long de la baie à bord d’un canot pneumatique. Une escapade qui s’achève de manière dramatique et qui, si elle n’est qu’un microévénement à l’échelle de la mégapole new-yorkaise, touche de plein fouet la petite communauté de Red Hook, révélant au passage tous les motifs de désunion de ce quartier a priori uni, la persistance des barrières sociales et raciales et les petites ou grosses haines recuites.
Chronique noire d’un quartier pas encore trop touché par la gentrification mais partagé entre son désir de s’intégrer au grand New York (l’attente lancinante de l’arrivée du Queen Mary 2 qui marque le début et la fin du roman) et celui de conserver son identité, de cultiver sa différence malgré les antagonismes locaux, L’autre côté des docks joue à la fois la corde de la chronique de quartier et celle du roman noir social teinté de fantastique.
Ainsi voit-on évoluer dans ce quartier de cols bleus tout un petit microcosme : le père de Val, pompier peu amène et raciste, Fadi l’épicier libanais qui voudrait faire de sa boutique un lieu de rencontres et d’échanges entre les habitants du quartier, Jonathan le fils de bonne famille en rupture devenu prof de musique dans le lycée privé du coin et qui flirte avec l’alcoolisme, Cree le gamin des cités attiré par un ailleurs qu’il voit chaque jour, le New Jersey, dont il n’est séparé que par la baie au milieu de laquelle trône la statue de la Liberté… Eux et d’autres encore, touchés à des niveaux différents par le drame qui s’est joué offrent leurs voix au chœur que compose Ivy Pochoda, dessinant une petite société où la solidarité le dispute aux préjugés et aux rancœurs que vient exprimer le courrier des lecteurs du petit journal de Fadi et qu’a cristallisé la mésaventure des deux adolescentes.
Et, à côté de tout cela, par le biais des personnages de Ren, de Monique et de la mère de Cree, apparaît un autre monde, se fondant dans le précédent et baigné de fantastique. Lieux abandonnés mystérieux et voix des morts remontant à la surface pour, là aussi, faire apparaître les lignes de fractures du quartier, viennent faire écho aux destins qui se jouent dans le monde réel.
Tout cela fait de L’autre côté des docks un roman séduisant et original à l’atmosphère bien particulière où la mer, omniprésente dans ce décor urbain, représente autant espoirs de fuites, que dangers invisibles ou promesses d’un avenir meilleur. Ayant grandi dans le quartier qu’elle met en scène, Ivy Pochoda sait en saisir l’âme pour en faire une belle œuvre romanesque qui, si elle n’est pas dénuée de défauts, en particulier une naïveté parfois pesante dans les scènes fantastiques où les monologues intérieurs de Val notamment, n’en est pas moins touchante.
Ivy Pochoda, L’autre côté des docks (Visitation Street, 2013), Liana Levi, 2013. Traduit par Adélaïde Pralon.
Du même auteur sur ce blog : Route 62 ;