Ils vivent la nuit, de Dennis Lehane
C’est dans Un pays à l’aube que Dennis Lehane avait lancé la saga familiale des Coughlin, flics irlandais de Boston. On avait ainsi suivi la chute de Danny, le fils aîné, lancé à la tête du mouvement de grève des policiers de la ville en 1919 ; destin croisé avec ceux du patriarche, Tom, un des chefs de la police, du joueur de baseball Babe Ruth, et de l’ouvrier noir Luther Laurence.
Dans Ils vivent la nuit, c’est au tour de Joe, le cadet, d’occuper le devant de la scène. Dans la deuxième moitié des années 1920 et la première de la décennie suivante, en rupture avec sa famille, Joe monte les échelons de la pègre jusqu’à, après un passage par la case prison, devenir à Tampa celui qui a la mainmise sur le trafic de rhum.
Porté par l’ambition d’écrire une saga au souffle épique racontant une autre histoire des États-Unis, Dennis Lehane avait fort bien réussi son coup avec Un pays à l’aube en pointant notre regard sur un événement peu connu, la grève des policiers de Boston, pour en tirer une fresque certes parfois un peu naïve mais très enlevée, sur le moment où son pays devenait la plus grande puissance mondiale tout en continuant d’asservir et d’accabler une grande part de sa population.
Avec Ils vivent la nuit, Lehane continue donc ce qu’il avait entamé, évoquant tour à tour la difficile intégration des Italiens et des Cubains, la corruption, les effets pervers de la prohibition ou les pratiques du Ku Klux Klan, tout en se focalisant sur le seul personnage de Joe Coughlin et sur son ascension.
Bien rythmé dans l’ensemble malgré quelques passages sans doute trop étirés, ce roman se révèle agréable à lire et relativement prenant sans pour autant avoir le souffle de son prédécesseur. Sans doute faut-il voir la cause de cette relative fadeur dans ce que cette histoire a déjà été racontée des dizaines de fois. Pour le coup, on a souvent l’impression de suivre un catalogue de scènes obligées : le jeune gangster ambitieux en butte aux caïds qui entendent le mettre au pas, la prison ou, après quelques épreuves, on trouve un allié puissant, l’arrivée dans une nouvelle ville dont on entreprend la conquête violente, le tout assaisonné de trahisons, de bons sentiments et de deux histoires d’amour dont une au moins est à la fois peu crédible et de trop.
Calibré comme une saga cinématographique ou une série télévisée (on pense nécessairement à Boardwalk Empire, à Bugsy, à Casino, à Il était une fois en Amérique et à tant d’autres), Ils vivent la nuit, malgré le savoir faire évident d’un Lehane qui réussit à accrocher le lecteur, peine à s’extraire de cette multitude de références et à y apporter quelque chose de neuf. Surtout, là où il arrivait à nous traîner dans la crasse du Boston ravagé par la grippe espagnole, rongé par la corruption et agité par la lutte des classes et les tensions raciales, Dennis Lehane ne réussit ici qu’à livrer un roman sans aspérités, lisse, trop propre pour faire vrai et pour vraiment toucher son lecteur.
S’il se lit sans déplaisir et est d’évidence au-dessus de la moyenne des polars actuels, Ils vivent la nuit n’en demeure donc pas moins une déception après ce qu’avait pu nous laisser espérer Un pays à l’aube pour sa suite. Reste, en fin de compte, puisque c’est encore de saison, un très bon roman de plage.
Dennis Lehane, Ils vivent la nuit (Live by Night, 2012), Rivages/Thriller, 2013. Traduit par Isabelle Maillet.