Dérapages, de Charles Willeford
Troisième volet consacré au sergent Hoke Moseley, de la police de Miami, Dérapages reprend à grands traits la structure du premier roman de la série, Miami Blues. Hoke Moseley, flic en surpoids affublé de dentiers vaguement bleutés et de deux filles adolescentes, partage ici une maison avec sa collègue cubaine enceinte. Hoke, qui est sous pression parce qu’il a trop bien travaillé sur ses dossiers précédents et a donc écopé d’encore plus de travail, devient catatonique. Après que sa plus jeune fille l’a découvert dans sa chaise longue refusant d’articuler un mot après s’être pissé dessus, il rejoint Singer Island, où il a grandi, et décide de ne plus mettre un pied en dehors de l’île. Par ailleurs, Troy Louden, psychopathe à l’origine de braquages sanglants dans des supermarchés monte un nouveau coup avec l’aide du vieux Stanley Sinkiewicz dont la femme est partie après qu’il a été accusé à tort d’attouchements sur une enfant.
On se doute bien que les deux histoires finiront par se croiser, mais, en réalité, peu importe. Ce qui compte, c’est la manière dont Willeford nous implique dans la vie de ses personnages. Des vies médiocres ou, au mieux, sans grand intérêt. Hoke tente de se reconvertir dans la gestion d’un immeuble pour le compte de son père, joue au Monopoly, découvre que sa fille est boulimique, s’intéresse au travail scientifique que l’un de ses locataires consacre aux taons d’Éthiopie… Stanley, débarrassé de sa femme, découvre la liberté en se plaçant sous la coupe de Troy et apprend à un complice à faire des lignes droites avec un pinceau sans utiliser de règle.
Personnages à la dérive, avec leurs qualités et leurs défauts, perdus dans une société qui n’est plus vraiment la leur et qui regrettent un passé qui n’était en fait guère mieux, Hoke et Stanley apparaissent comme les deux faces d’une même médaille. La différence étant que Hoke est un peu plus déterminé et a encore quelqu’un à qui se raccrocher et dont il se sent responsable ; ses filles qui le rendent meilleur.
Et de ces histoires banales, Willeford tire un roman nonchalant et accrocheur. Grâce à son humour qui transperce dans quasiment chaque phrase, cette dérision légère mais terriblement bien affutée, et ce sens des dialogues légèrement décalés. Grâce aussi à la tendresse qu’il porte à tous ses personnages sans exception. Il en ressort une atmosphère indolente où pointe toujours un semblant de tension dans laquelle le lecteur se laisse entraîner avec plaisir.
« -Je t’ai déjà expliqué. Je suis un criminel psychopathe, donc je ne suis pas responsable de mes actes.
-Est-ce que ça veut dire que tu es fou ? Tu n’as pas l’air d’un fou, Troy […]
-Laisse-moi terminer, Pépé. Je n’ai pas le temps d’entrer dans toutes les ramifications de ma personnalité, elle est trop complexe. Ils m’ont fait passer des tas de tests, et les résultats sont toujours les mêmes. Psychopathe. Et comme je suis un criminel, ça fait de moi un criminel psychopathe. Tu me suis ?
-Ouais, je crois bien. Mais si tu n’es pas fou, tu es quoi, alors ?
-C’est ce que je t’ai déjà dit. Je connais la différence entre le bien et le mal, mais pour moi c’est du pareil au même. Si je vois qu’une chose est bien et si j’ai envie de la faire, je la fais, et si je vois qu’une chose est mal et si j’ai envie de la faire, je la fais aussi.
-Tu veux dire que tu peux pas t’en empêcher, alors ?
-Pas du tout. Je vais m’exprimer autrement. Ce n’est pas que je ne peux pas m’en empêcher, c’est seulement que j’en ai rien à foutre.
-Et comme t’en a rien à foutre, tu es un criminel psychopathe, c’est ça ?
-T’as pigé.
-Mais, demanda Stanley en faisant un large geste du bras. Pourquoi est-ce que t’en as rien à foutre ?
-Parce que je suis un criminel psychopathe. »
Charles Willeford, Dérapages (Sideswipe, 1987), Rivages/Thriller, 1990. Rééd. Rivages/Noir, 1994. Traduit par Danièle et Pierre Bondil.
Du même auteur sur ce blog : Miami Blues, Une seconde chance pour les morts ; Ainsi va la mort ;