Je suis le fleuve, de T. E. Grau
Nous sommes en 1974 et Israël Broussard, ancien soldat, erre dans Bangkok, poursuivi par des fantômes qui ne lui accordent plus aucun repos. Cinq ans plus tôt, ce jeune cajun, après avoir échappé à la cour martiale pour ne pas avoir voulu tuer sur le champ de bataille, s’est retrouvé affecté avec d’autres hommes près d’être expulsés de l’armée, au cœur de la jungle laotienne. Là, sous les ordres du mystérieux Augie Chapel, ils ont participé à une opération secrète dont Broussard ne s’est jamais remis et dont il a presque tout oublié.
En écho à son titre, le récit de T. E. Grau est avant tout un courant qui entraîne le lecteur vers une destination inconnue. Fait d’aller-retours entre 1974 et 1969, entre un Broussard qui ne connaît plus le répit et celui qui pensait encore d’une certaine manière se racheter sous les ordres de Chapel, Je suis le fleuve est traversé par des courants furieux dans lequel l’auteur nous plonge la tête dès le début. Il ne faut alors pas craindre de se laisser immerger dans ces premiers chapitres déstabilisants dans lesquels, avec Broussard, on peut craindre de s’égarer.
C’est qu’une fois que l’on a pris le parti de se laisser porter, c’est tout un monde qui s’ouvre à nous. Celui de l’esprit torturé de Broussard, bien entendu, qui semble de prime abord irrationnel avant de peu à peu prendre tout son sens quand bien même le roman de T. E. Grau apparaît comme le récit de la folie, de la manière dont elle peut susciter l’aveuglement, l’illusion de la toute puissance qui précède la chute, mais aussi, de comment elle révèle les hommes à eux-mêmes. Entraîné dans une guerre qui n’est de toute évidence pas la sienne et dans la folie d’un autre homme, ce Chapel déterminé à porter un coup fatal à l’ennemi, Broussard fera un voyage initiatique d’abord, en quête de rédemption ensuite.
Tout cela pourrait sembler bien obscur, propre à égarer le lecteur à la suite du personnage principal. Pourtant, grâce à un formidable travail d’écriture et de construction qui lui permet de baliser discrètement le terrain et de laisser énormément de place aux sensations, Grau arrive à ne perdre personne en route. Il n’en demeure pas moins que la descente du fleuve aux côtés de Broussard est éprouvante et ne laisse pas de secouer celui ou celle qui s’y engage avec lui. Voilà donc un roman résolument en dehors des sentiers battus, troublant et, surtout, fascinant. Une expérience de lecture des plus originales.
T. E. Grau, Je suis le fleuve (I Am The River, 2018), Sonatine, 2020. Traduit par Nicolas Richard. 275 p.