Nos derniers festins, de Chantal Pelletier
2044. En ce début d’été, avec un thermomètre affichant 30 degrés à 10 heures du matin, on respecte les normales saisonnières. Sur une route de Provence, Anna Janvier et son stagiaire Ferdinand Pierraud, affectés au contrôle alimentaire, se rendent sur les lieux d’un accident impliquant une fourgonnette chargée de foie gras de contrebande. Car on ne rigole plus avec l’alimentation. Non seulement les conflits sont de plus en plus violents entre vegans, locavores, omnivores et adeptes de la défense des lapins, mais en plus l’État a imposé un permis de table à points. La perte des points – pour avoir mangé trop gras, trop sucré, pour quelques verres de trop – peut entraîner pour les contrevenants la perte de leur protection sociale. À ce jeu-là, Lou, patronne d’un restaurant côté, a perdu sa compagne, Nour, morte d’une bête péritonite devant les portes des urgences faute de s’être soumise aux règles du contrôle alimentaire.
Anna, Ferdinand, Lou, mais aussi Oreste ou Jeanne, tous se trouve mêlés de près ou de loin à une affaire de meurtre : un cuisinier ébouillanté dans sa blanquette de veau. Dit comme ça, il est vrai que cela peut prêter à rire. Mais ça doit quand même faire drôlement mal. C’est cette enquête que l’on va suivre, de speakeasys version méditerranéenne en rencontres clandestines de confréries vouée à des plaisirs interdits tels que la dégustation de beurre.
Raconté comme ça, le roman de Chantal Pelletier pourrait passer pour une farce légère autour de la question de notre rapport à la nourriture. Elle l’est d’ailleurs dans un sens, et l’humour n’est pas la moindre des qualités de l’auteur. C’est aussi pourtant un livre qui aborde l’air de rien de manière assez poussée la question d’un contrôle permanent d’un État qui a totalement cessé de faire semblant de s’intéresser aux bien-être de ses citoyens pour révéler ce qui lui importe vraiment : moins de dépenses sociales, plus de productivité. Avec des effets d’ailleurs ambigus et un certain nombre de paradoxes puisque les plus écolos peuvent aussi être les plus taxés – ça leur apprendra à vouloir faire des enfants –, parce que le recul de la liberté en termes de santé s’accompagne d’une plus grande tolérance à l’égard de l’homosexualité et des trans… Bref, l’aboutissement de l’installation d’un totalitarisme mou qui a commencé par avancer à peine masqué.
Tout cela forme le décor très abouti d’une intrigue plutôt classique dont le lecteur un peu attentif devinera assez rapidement la plupart des tenants et aboutissants. Cette intrigue, d’ailleurs, est peut-être en fait le véritable décor qui permet à Chantal Pelletier de parler du changement radical du regard de que porte notre société sur l’alimentation. Une manière de voir les choses qui dépasse l’hygiénisme pour incarner une nouvelle forme de contrôle social. Surtout, Chantal Pelletier raconte tout cela avec humour mais aussi avec une façon très charnelle de parler de cuisine et d’aliments. Bref, un livre qui a le don d’amuser, de susciter au moins un début de réflexion, et d’ouvrir l’appétit.
Chantal Pelletier, Nos derniers festins, Gallimard, Série Noire, 2019. 196 p.