L’épouvantail, de Ronald Hugh Morrieson
Dans la petite ville de Klynham, en Nouvelle-Zélande, dans les années trente, Neddy et son ami Les, quatorze ans tous les deux, taraudés par la puberté mais pas encore totalement sortis de l’enfance ouvrent peu à peu les yeux sur la réalité du monde qui les entoure.
On pourrait presque s’en tenir là en ce qui concerne l’intrigue de L’épouvantail et l’histoire que conte Ronald Hugh Morrieson pourrait se suffire à elle-même ainsi tant l’auteur néo-zélandais sait rendre le regard d’enfant de Neddy, narrateur de cette chronique de Klynham devenu adulte mais décidé à s’en tenir à ses émotions interprétations d’alors. Sauf que, comme il le dit d’emblée en ouverture de ce roman « C’est au cours de la même semaine que nos poules furent volées et que Daphné Moran eut la gorge tranchée ». C’est aussi cette semaine-là que débarque à Klynham un étranger grand et dégingandé, inquiétant magicien qui semble hanter les recoins les plus sordides de la ville.
Cette présence lugubre ne fait que renforcer le sentiment que quelque chose se trame. Incendies, disparitions et autres incidents troublants s’accumulent sous les yeux de Neddy qui, peu à peu, regarde différemment le monde qui l’entoure. Les filles, que le garçon ignorait jusqu’alors, deviennent plus attirantes, les jeux d’enfants commencent à changer, et la conscience de vivre en marge devient plus forte. Prudence, la sœur aînée bien mal nommée de Neddy, belle et évaporée concentre de plus en plus l’attention des adultes. Len, le policier, Dabney le croque-mort alcoolique, quelques démarcheurs de passage ou même le patriarche de la famille aisée qui emploie la jeune fille tournent autour d’elle avec une insistance bien souvent malsaine et ce n’est pas en portant un casque colonial à la manière d’un aventurier que Les pourra lui faire tourner la tête. Ce n’est pas non plus la famille de Neddy qui saura protéger la sœur du garçon, entre D.H. le père ferrailleur et Athol l’oncle fainéant vivant d’expédients, tous les deux portés sur la bouteille, et une mère courageuse mais dépassée, alors que l’étrange étranger, de son côté, semble de plus en plus captivé par la jeune fille.
C’est ce tourbillon qui, le temps de quelques mois, s’abat sur la vie de Neddy que le garçon raconte. Tourbillon d’événements inquiétants, certes, mais aussi de sentiments parfois contradictoires et d’émotions sur lesquelles il peine à mettre des mots. À travers cette histoire finalement simple, Ronald Hugh Morrieson écrit un livre aussi envoutant qu’émouvant sur le passage de l’enfance à l’adolescence, sur la cruauté que peut alors représenter la prise de conscience progressive de la réalité du monde dans lequel on vit. Quand l’image idéalisée de sa propre vie commence à se déchirer, quand les masques que l’imaginaire de l’enfance a posés sur les adultes qui nous entoure commencent à tomber. Roman noir ancré dans un lieu et une époque bien particuliers, L’épouvantail revêt ainsi toutefois une portée universelle grâce à la sensibilité de la plume d’un auteur qui, sans effets de manche mais avec des mots simples, sait toucher les ressorts intimes du lecteur. Succès tardif et post-mortem dans le pays d’origine de l’auteur et exhumé en France il y a un peu plus de dix ans par François Guérif, voilà sans conteste une des plus belles découvertes des éditions Rivages qui mérite de trouver un public plus large que celui du cercle étroit des aficionados de l’éditeur.
Ronald Hugh Morrieson, L’épouvantail (The Scarecrow, 1976), Rivages/Noir, 2006. Traduit par Jean-Paul Gratias. 286 p.