Brève histoire de sept meurtres, de Marlon James
C’est quand on tient entre ses mains les 850 pages et pas loin d’un kilo du roman de Marlon James que l’on mesure l’ironie de son titre. Rien ne sera bref là-dedans et rien ne sera non plus aussi léger que le colibri qui orne la couverture. De fait, cette histoire qui débute en Jamaïque en 1976 pour s’achever à New York en 1991 et qui mêle les trajectoires de dizaines de personnages se révèle d’une rare densité.
Tout commence par la journée du 3 décembre 1976, à deux jour du concert Smile Jamaïca, que le Chanteur – dont le nom n’est jamais prononcé ici – doit donner à la demande du Premier ministre Michael Manley, leader du People’s National Party (PNP). Les élections approchent et la CIA, dans sa logique de containment du communisme, verrait bien le Jamaïca Labour Party (JLP), plus à droite, les remporter. Mais le soutien du Chanteur, star mondiale du reggae adulée par la population, au PNP est un obstacle. Dans le contexte de guerre civile dans lequel vit alors la Jamaïque, il est aisé pour les Américains de trouver du monde pour exécuter quelques sales besognes. Les gangs JLP qui tiennent Copenhagen City, l’un des ghettos de Kingston, sont mis à contribution et, en ce 3 décembre 1976, une équipe tentera d’assassiner le Chanteur. Ce sont essentiellement les membres de ce commando que l’on va suivre lors de cette première journée. Eux, mauvaises graines du ghetto, enfants soldats ou gangsters accomplis, leurs instructeurs américains et cubains, mais aussi un journaliste de Rolling Stones, une jeune femme enceinte faisant le pied de grue devant la maison du Chanteur, quelques politiciens locaux et membres d’un gang adverse au service du PNP.
Cette journée fondatrice donne le ton. Marlon James saute d’un personnage à l’autre, collant au plus près à ses pensées, entrant littéralement dans sa tête. C’est donc à travers les yeux de chacun d’entre eux, avec toute la subjectivité que cela implique, que l’on suit les événements, que l’on voit se matérialiser ce Kingston sous haute tension, que l’on comprend les implications de chacun, les lignes de fracture. Que l’on découvre surtout la force de l’écriture de Marlon James, protéiforme, capable de s’adapter avec subtilité à chacun des personnages. Rugueuse lorsqu’il s’agit de faire parler le chef de gang Papa Lo, débit de mitraillette, haché, lorsque l’on passe à Bam-Bam l’enfant tueur, plus lisse avec Barry Diflorio le chef de station de la CIA, faussement cool chez Alex Pierce le journaliste décidé à s’imprégner de la culture jamaïcaine sans pour autant pouvoir se détacher d’une certaine condescendance, plus lasse mais combattive pour Nina Burgess…
De tout cela émerge peu à peu la figure de Josey Wales, exécuteur des basses œuvres du gang de Copenhagen City calqué sur le personnage bien réel de Lester « Jim Brown » Coke, fondateur du Shower Posse qui devient ici le Storm Posse, gang jamaïcain implanté dans les grandes agglomérations américaines et en cheville avec les cartels colombiens. Marlon James décrit ainsi la façon dont, en l’espace de moins de deux décennies, la CIA crée un monstre qui lui échappe et finit par porter la violence des ghettos jamaïcains sur son sol. En s’attachant à demeurer au plus près de ses personnages, il évite les explications fastidieuses, compte sur l’intelligence du lecteur pour faire les liens, combler les non-dits. Il réussit par ailleurs à offrir une compréhension charnelle des tensions sociales et raciales, certains chapitres se révélant être d’extraordinaires expériences de lecture.
C’est peu dire que Brève histoire de sept meurtres est un roman à part, ambitieux et exigeant dans le fond comme dans la forme, instructif sans être didactique. Déstabilisant dans ses premières pages, il devient vite passionnant et même, stimulant. Impressionnant.
Merci à Carol pour son insistance.
Marlon James, Brève histoire de sept meurtres (A brief History of Seven Killings, 2014), Albin Michel, 2016. Traduit par Valérie Malfoy. 855 p.