Le Français, de Julien Suaudeau
La vingtaine, trimant dans un entrepôt pour une société de livraison dans une petite ville grise, il n’a guère autre chose à faire que s’ennuyer. Entre la maison où, quand son beau-père violent n’est pas là, il ne peut que se confronter à la douleur de sa mère au chômage, et cette vie morne, il n’a même plus vraiment de rêves. Alors quand les circonstances, nécessairement mauvaises, se jouent de lui, il a tôt fait de glisser. De se laisser porter par la lueur fugace de la possibilité de vivre autre chose et par l’espoir de trouver finalement sa voie. C’est comme ça que d’Évreux à la Syrie en passant par le Mali, il va devenir un des visages des exécuteurs d’otages de l’État Islamique.
Deuxième roman de Julien Suaudeau après Dawa qui s’intéressait déjà de près au phénomène de radicalisation et à ses mécanismes, Le Français se fait plus intime en plongeant le lecteur dans la tête et les tripes de ce grand blond passif, guère intéressé par la religion mais totalement en rupture avec une société incapable de lui offrir un semblant d’espoir de s’extraire de sa condition. La vacuité d’une existence qu’il faut remplir avec ce que l’on trouve et qui, quand l’amour glisse entre les doigts, quand l’amitié demeure superficielle, finit par se remplir avec autre chose et, pourquoi pas la haine. De soi d’abord, et d’un monde dans lequel on ne sait plus vivre ensuite.
Attention, Julien Suaudeau n’est pas un moraliste. Pas question de développer de grandes thèses, pas de généralisation hâtive et encore moins de recherche d’une excuse. Il s’agit ici de comprendre les ressorts qui agitent un individu parmi d’autres. Et la rencontre avec un autre djihadiste occidental montre d’ailleurs bien combien le chemin qui mène dans un camp du désert syrien peut être différent selon les individus. Il n’en demeure pas moins que l’auteur touche quelque chose du doigt : qu’a donc à offrir aujourd’hui notre société à un enfant d’une France périphérique secouée par une crise économique mais aussi sociale et plus largement morale ? Que fait-on quand, une fois que l’on ne peut plus se payer les loisirs que l’on nous vend en masse et que l’on est seul face à soi-même sans pouvoir s’aimer ? Quand le désir de mort l’emporte sur l’espoir de vivre mieux ?
En cela et même s’il met à jour quelques rouages de l’endoctrinement – en particulier ici un inextinguible désir « canin », comme le qualifie le personnage du roman, de se plier aux ordres pour se faire aimer – Le Français parle moins de djihadisme que du cheminement intime d’un jeune homme incapable de trouver sa place dans un système qui l’ignore et de la manière dont l’accumulation de déceptions, d’échecs, d’humiliations, le pousse à lâcher prise. Celui-ci s’est laissé porter vers le djihad, d’autres choisiront d’autres voies, certainement pas moins tragiques.
Il y a là-dedans, finalement, toute la banalité du mal, le besoin d’avoir une cause à servir, quelle qu’elle soit, pour combler un vide et la plongée dans une âme qui, sous le vernis de la passivité, bout. Jusqu’à l’explosion.
Julien Suaudeau, Le Français, Robert Laffont, 2015. Rééd. Points, 2016. 211 p.
Du même auteur sur ce blog : Dawa ;