Entre hommes, de Germán Maggiori
Une partie fine entre des notables, juge, banquier, sénateur, et un trio formé de deux travestis et une prostituée tourne mal. La jeune femme fait une overdose. Il faut se débarrasser du cadavre. Mais dans cet appartement luxueux prêté par un entremetteur, une caméra tourne. Il y a là de quoi aiguiser quelques appétits et c’est peu dire que quand la bande disparaît, nombreux sont ceux qui voudraient mettre la main dessus.
Point de départ classique pour un roman noir qui l’est aussi mais qui a pour lui de particulièrement bien planter son décor – ces villas miserias, les quartiers les plus pauvres de la périphérie de Buenos Aires au lendemain de la crise économique – et d’y balancer une série de personnages particulièrement allumés et mus plus encore par le désir d’exercer la violence, que par celui de s’enrichir.
« Le Gaucher était en train de croquer une aspirine tout en préparant un sandwich au jambon, fromage et tomate sur le comptoir en marbre blanc de la cuisine. Il pulvérisait le comprimé avec ses molaires comme si c’était un bonbon à la menthe. L’acidité amère de l’aspirine le réconfortait. Il avait une légère gueule de bois et une grosse faim. Assassiner le rendait anxieux, l’anxiété lui ouvrait l’appétit, la nourriture lui coupait la faim, la satiété faisait de lui un assassin. Un cercle parfait. »
Un maître chanteur qui perd sa bande, dérobée par un subalterne, des camés complètement tarés préparant un braquage, deux flics dont un au moins n’aime rien mieux que torturer comme au bon vieux temps de la dictature, et les ombres au-dessus de cet échantillon d’humanité tordue de ceux qui ne veulent pas se mouiller. Voilà ceux auxquels Germán Maggiori attache ses pas, et les nôtres par la même occasion, nous réservant une drôle de plongée en apnée dans ces bas-fonds porteños dans lesquels le lendemain tient du futur inaccessible et où la vie ne tient qu’à un fil.
D’aucuns ont pu gloser sur les quelques explosions de violence aptes à séduire les lecteurs-voyeurs de thrillers sanglants pour vendre Entre hommes comme une espèce de version littéraire de snuff movie, d’autres l’ont vendu comme un nouvel Ellroy ou un nouveau Lehane (il faudra m’expliquer ce que les deux ont vraiment en commun, à part le fait d’être américains) et l’éditeur évoque Jim Thompson qui est décidément à la mode (et c’est tant mieux, nous dirait Christophe Laurent).
Se cantonner à cela, ce serait passer à côté de ce qui fait vraiment le prix du roman de Maggiori : le portrait sans fard d’une société qui sombre, gangrénée par son passée, minée par la division, pourrie par un argent qui s’est volatilisé et pour lequel chacun est prêt à piétiner les autres. En lisant Entre hommes, on se traîne les mêmes gueules de bois que les personnages, on sent les ordures en décomposition, la sueur chargée de Fernet-Branca qui coule sous les chemises crasseuses ou les cadavres qui pourrissent en nourrissant quelques chiens errants. Sacré tableau, sombre mais éclairé parfois par un trait d’humour cynique, une situation cocasse ou la découverte d’écrits qui pourraient transformer un flic pourri en en anachorète heureux. Peut-être pas le « Meilleur polar argentin de tous les temps » comme l’annonce le bandeau, mais un vraiment bon roman.
Germán Maggiori, Entre hommes (Entre hombres, 2013), La Dernière Goutte, 2016. Traduit par Nelly Guicherd. 373 p.