Donnybrook, de Frank Bill
Vous vous souvenez peut-être de la série télévisée Shérif fais-moi peur (The Dukes of Hazzard en VO) avec Bo et Luke Duke, l’oncle Jesse, la cousine Daisy, le machiavélique Boss Hogg et le shérif un peu demeuré Rosco P. Coltrane et son basset hound Flash.
Imaginez maintenant qu’au lieu de produire de la gnôle de contrebande l’oncle Jesse se soit mis à fabriquer de la méthamphétamine, que Bo et Luke, au lieu de faire des combats de boxe, s’essaient, complètement défoncés, aux arts martiaux dans des combats à mort, que la cousine Daisy ait gardé ses mini-shorts en jean mais abandonné son côté légèrement pudibond pour courir après toutes les bites susceptibles de lui offrir du fric et quelques doses de meth, que Rosco soit devenu moins bête et mis à la musculation, et que Boss Hogg ait abattu Flash pour le remplacer par une meute de pittbulls avant de se mettre à organiser le plus grand tournoi de combats à mains nues et à mort du sud des États-Unis. Alors vous aurez une assez bonne idée de l’ambiance de Donnybrook.
On peut d’ailleurs se demander si Frank Bill n’a pas un peu fait exprès de faire démarrer son roman dans le comté – réel – de Hazard, Kentucky, histoire de nous rappeler le comté – imaginaire – de Hazzard, Georgie.
Bref, c’est à Hazard, que Marine Earl braque l’armurerie du coin et repart avec les mille dollars qui lui sont nécessaires pour s’engager dans le Donnybrook, tournoi de combats à poing nus qui se déroule dans le sud de l’Indiana et dont le vainqueur remporte cent mille dollars. De quoi permettre à Marine Earl de nourrir enfin ses gosses. De son côté, Angus la Découpe, combattant légendaire reconverti dans la production de méthamphétamine, sadique et décidé à se venger de sa sœur, Liz, qui l’a laissé pour mort et s’est enfui avec sa réserve de came pour la revendre pendant le Donnybrook, chemine lui aussi vers l’Indiana. Marine Earl, Angus, Liz et quelques autres personnages s’apprêtent à converger vers les lieux du tournoi en semant derrière eux le chaos et la destruction jusqu’à un final que l’on imagine apocalyptique.
Avec Chiennes de vies, paru l’an dernier à la Série Noire et qui sort maintenant en Folio Policier, Frank Bill avait livré un recueil de nouvelles d’une grande noirceur et d’une grande violence et l’on se demandait ce que cela pourrait donner sur une distance plus longue. Avec Donnybrook, il conserve et accentue même nettement la violence de ses récits, teinte la noirceur d’une bonne dose d’humour tout aussi noir et démontre qu’il en a suffisamment sous la pédale pour tenir tout un roman.
Toujours percutant, avec un sens de la formule des plus efficaces (« Liz se massait l’œuf de pigeon qui enflait sur le côté de son visage. Tout ce qu’elle voulait dans la vie, c’était avoir assez de meth, de cigarettes et de Bud pour passer la journée. Et puis une bite bien raide pour satisfaire sa soif de contact humain. Angus s’était débrouillé pour détruire tout ça. »), Frank Bill se lance donc dans une épopée pulp dont l’action ne baisse jamais d’un cran, ponctuée de scènes dantesques (l’agression du shérif par une famille de camés dont les enfants entreprennent de lui ronger les mollets est fabuleuse dans le genre) et parsemée de cadavres qui, avant de mordre la poussière, ont été des personnages tous plus détestables et déjantés les uns que les autres.
Ce faisant, Frank Bill crée une sorte de mythologie de série B du trou du cul de l’Amérique avec ses dieux indestructibles et féroces et même des Chinois à lunettes maniant avec dextérité les hameçons, sans toutefois négliger de nous faire apercevoir, derrière le spectacle grand guignol, la réalité de cette Amérique profonde qu’il connaît bien pour y vivre, qui a été oubliée depuis bien longtemps par le reste du pays et qui s’est pris la crise de plein de fouet :
« Ils avaient parcouru les routes de campagne, étaient passés devant des maisons délabrées et des mobile homes en bout de course, devant des pneus suspendus aux arbres, des gosses suspendus aux jupes de leurs mères, sur lesquelles des pères au chômage avaient mis le grappin. Les chefs de famille se tenaient avachis sur des chaises pliantes en métal, une Bud ou une Miller à la main, cernés par le vide comme par ces rejetons qu’ils méprisaient. »
Sale, violent, sanguinolent, grossier, complètement échevelé et réjouissant, Donnybrook n’est sans doute pas à mettre entre toutes les mains, mais on est heureux d’avoir mis les nôtres dessus.
Frank Bill, Donnybrook (Donnybrook, 2012), Gallimard, Série Noire, 2014. Traduit par Antoine Chainas.
Du même auteur sur ce blog : Chiennes de vies ;