Mississippi Solo, d’Eddy L. Harris
Au milieu des années 1980, Eddy L. Harris décide de descendre le Mississippi en canoë, de sa source du lac Itasca, où il y a bien peu de noirs, jusqu’à son delta, où il y a bien plus de noirs mais où on ne les aime pas beaucoup. Eddy Harris est noir. Et il n’a pour ainsi dire jamais fait de canoë. Il va avoir devant lui près de 4000 kilomètres pour essayer de se rendre compte de la manière dont l’Amérique le perçoit et pour apprendre à pagayer efficacement.
Le fait est qu’un tel voyage facilite indéniablement l’introspection. Le défi un peu fou d’Eddy Harris prend alors une voie un peu particulière. Le jeune homme va découvrir une part de l’Amérique, mais il va surtout se découvrir lui-même.
Publié en France plus de 30 ans après sa parution aux États-Unis, alors qu’on le découvre aujourd’hui concomitamment à la montée en puissance du mouvement Black Lives Matter et à la mise en exergue d’un racisme systémique, on pourrait s’attendre en lisant Mississippi Solo à ce que cette question du racisme soit au cœur du livre d’Eddy Harris. Ce que l’on trouve pourtant, c’est surtout l’histoire d’un homme – noir, certes – dans un canoë. Et, nous explique et nous montre l’auteur, c’est avant tout comme cela qu’il est perçu sur le fleuve et aux alentours. Il est celui qui chevauche ce monstre qui charrie limon, arbres, déchets divers et sur lequel naviguent d’immenses barges. Il est celui auquel on offre une bière, un abri, un repas, une conversation ou, tout simplement un salut de loin alors qu’il glisse sur l’eau. C’est une des questions qui tenaillent Eddy Harris lorsqu’il s’engage dans son périple, lui qui ne s’est jamais vraiment vécu comme Noir, que de savoir quelle proportion cette facette de son identité parmi d’autres va occuper dans le regard de ceux qu’il va rencontrer.
En fin de compte, elle ne sera pas si grande : un vieux couple de noirs qui va se comporter avec lui comme s’ils étaient ses grands-parents, deux chasseurs éméchés prêts à le dépouiller, l’auteur d’une blague raciste devenu vite honteux de ses paroles après une courte confrontation :
« S’attaquer au noyau dur du racisme américain est certainement plus facile face à quelqu’un ; à grande échelle, en revanche, l’entamer est aussi laborieux que de sculpter du granit. »
Il ne s’agit bien entendu pas de nier un racisme qui existe bel et bien mais d’apporter un peu plus de complexité à cette question. Eddy Harris le fait avec finesse et surtout avec un grand amour de la vie et des rencontres qu’elle lui offre. Entre le plaisir de naviguer sur les traces de Tom Sawyer et celui d’emplir sa vie de ces moments vécus aux côtés de gens qu’il n’aurait jamais rencontré sans cela et dans la vie desquels il a peut-être lui aussi laissé une trace, Eddy Harris nous offre un livre optimiste sans être naïf et, en fin de compte, une autre belle rencontre.
Eddy L. Harris, Mississippi Solo, Liana Levi, 2020. Traduit par Pascale-Marie Deschamps. 331 p.