Dans les angles morts, d’Elizabeth Brundage
Au soir du 23 février 1979, George Clare fait irruption dans la ferme de ses voisins avec sa petite fille, Franny, dans les bras. Il vient, en rentrant de son travail, de trouver sa femme, Catherine, assassinée. Il y a là de quoi émouvoir la petite communauté de Chosen, dans la campagne de l’État de New York. D’autant plus que le drame qui touche les Clare, nouveaux arrivés comme de nombreux citadins un peu bohèmes, fait écho à celui qui, quelques mois plus tôt a touché les anciens propriétaires de la ferme qu’ils habitent. Les Hale, Calvin et Ella, se sont en effet donnés la mort dans leur chambre après qu’on leur a annoncé la vente aux enchères de leur ferme laitière. Ils ont laissé derrière eux trois fils.
Très vite, on comprend que George Clare, professeur d’histoire de l’art, spécialiste de l’école de l’Hudson, enseignant dans l’université privée de Saginaw, portant beau, est le premier suspect du shérif Lawton.
Dès lors, Elizabeth Brundage s’emploie par petites touches, en formant des cercles concentriques autour des Clare et des Hale, en naviguant dans les mois et les années qui précèdent la mort de Catherine Clare, de porter un peu de lumière dans les angles morts du titre français de son roman. Ce faisant, outre l’intimité de ces deux familles et la violence de leurs quotidiens respectifs sous la férule d’hommes violents chacun à leur manière, la romancière dévoile la manière dont ces drames infusent dans une communauté entière pour cesser d’être de simples, sordides et violents faits divers domestiques, et devenir un peu l’affaire de tout le monde et en particulier de ceux qui n’ont pas voulu voir, ou qui ont vu et n’ont pas pu intervenir. À ce titre, Dans les angles morts n’est pas seulement le portrait glaçant du – pour reprendre une expression à la mode – pervers narcissique qu’est George Clare, ni même celui émouvant et désespérant de Catherine, mais le tableau réaliste et triste à pleurer d’un morceau d’humanité heurté par les drames qu’il ne peut empêcher et que, d’une certaine manière, il laisse advenir.
Extrêmement riche et complexe par tout ce qu’il donne à voir en creux, derrière l’histoire des Hale et des Clare, sur les comportements humains en général, les petites lâchetés, les grandes perversions, la beauté de gestes désintéressés et d’amours aussi belles que tristes, mais aussi sur les incompréhensions et tensions que peut faire naitre la cohabitation de personnes venues d’horizons très différents, Dans les angles morts est par ailleurs un livre porté par une écriture d’une rare beauté. Et c’est avec finesse qu’Elizabeth Brundage peint et décortique méticuleusement ce tableau des vicissitudes humaines et de la manière dont elles rayonnent pour le pire souvent, pour le meilleur parfois. « Elle avait la beauté indécise d’une fleur de bord de route », écrit Brundage, à propose de la jeune Willis, victime de George Clare et, à sa manière bourreau d’Eddy Hale. On peut certainement en dire autant de son roman. C’est cette beauté indécise que l’on retrouve dans ce roman ; qui émeut et séduit sans que l’on sache toujours pourquoi mais qui le fait profondément.
Elizabeth Brundage, Dans les angles morts (All Things Cease to Appear, 2016), Quai Voltaire/La Table Ronde, 2018. Traduit par Cécile Arnaud. 515 p.