Chat sauvage en chute libre, de Mudrooroo
Bonne idée de la part des éditions Asphalte que de republier Chat sauvage en chute libre, roman paru à la naissance de la maison, en 2010. Et encore meilleure idée que d’y ajouter une postface de l’auteur qui justifie amplement cette réédition.
Paru en 1965 en Australie, Chat sauvage en chute libre est devenu là-bas un classique. Statut qui tient autant aux qualités littéraires de l’ouvrage qu’au fait qu’il a été considéré comme le premier roman écrit par un aborigène. Mudrooroo y met en scène, à la première personne, un jeune métis aborigène qui vient de sortir de prison. Sans projets, résigné au fait qu’il ne tardera pas à retourner d’où il vient, le jeune homme erre.
« Aujourd’hui, c’est fini, les portes vont s’ouvrir et me rejeter, seul et soi-disant libre. Encore une dette payée à la société alors que je ne lui devais rien. J’émerge enfin dans ce paradis de pacotille dont je rêvais depuis dix-huit mois. Des mois de galère dans une vie. Des mois d’ennui sans fin, sans bornes. Les mêmes visages, les mêmes conversations, les mêmes blagues salaces jusqu’au dégoût. Les mêmes récits pathétiques de combines passées et à venir. Souvenirs héroïques. Espérances folles. »
Sans doute ce premier paragraphe résume-t-il déjà tout ce qui nous attend à la lecture du roman en partie autobiographique de Mudrooroo. L’ennui, face à un monde qui ne change pas vraiment, face aux barrières qui ne cessent de se dresser devant un jeune homme qui n’a aucune envie de s’épuiser à tenter en vain de les franchir ou qui, par provocation, tapera dedans. On tire de ce récit un sentiment paradoxal : il y a pour le narrateur une fatalité. Il retournera en prison, la société ne voudra pas de lui. Et sûr de cela, il va s’ingénier à s’assurer que cela arrive bien. C’est dans la description de cet abandon actif que Mudrooroo excelle dans un roman noir qui touche juste et qui n’épargne ni ces blancs de classe moyenne ou supérieure tellement concernés par les problèmes de aborigènes qui portent un discours terriblement paternaliste sous une couche d’indignation d’ailleurs même pas feinte, ni ces aborigènes résignés, à commencer par sa mère, que croisent le narrateur. Intelligent, le jeune homme est bien conscient de son enfermement – dans une classe, dans une caste – et, d’ailleurs, sa seule réelle tentative d’excursion consiste à revenir dans les lieux où il est né et qu’il a fuis. Cette chute, pas si libre que ça finalement, on la suit tout en revenant sur le passé du narrateur qui dévoile une société inégalitaire, rude, impitoyable envers ceux qui dévient du modèle imposé et que l’on s’ingénie à formater, sans grand succès d’ailleurs.
Et puis vient donc cette postface écrite en 2015 par Mudrooroo et intitulée Je suis moi. Et personne d’autre !, édifiante réflexion de l’auteur sur son parcours et, surtout, sur son identité. Sur la manière dont il s’en est saisi et celle dont on a voulu la lui confisquer. Sur son ouverture au monde aussi.
Tout cela fait de cette réédition un livre noir et politique qui, pour dater de plus de cinquante ans n’a rien perdu de sa pertinence et de l’acuité de son regard sur la manière dont nos sociétés traitent ceux qui ne veulent pas entrer dans les cadres préétablis et y demeurer.
Mudrooroo, Chat sauvage en chute libre (Wild Cat Falling, 1965), Asphalte, 2017. Traduit par Christian Séruzier. 195 p.