14 juillet, d’Éric Vuillard

Publié le par Yan

Sortons un peu des sentiers que l’on bat habituellement pour nous arrêter un instant sur ce roman d’Éric Vuillard que nous a vivement conseillé l’ami Hervé, complice de nos régulières Machine à Polars durant lesquelles nous débordons tout aussi régulièrement du cadre strictement noir.

14 juillet, sans surprise, c’est le récit de la prise de la Bastille ainsi que des semaines qui l’ont précédée. À ce compte-là, autant aller voir du côté de François Furet, Jules Michelet ou Edgard Quinet, me direz-vous (ou pas, d’ailleurs). Sauf que Vuillard n’a pas la prétention d’être historien. S’il s’appuie sur une riche bibliographie et des sources précises – on imagine qu’il a passé bien du temps, comme un historien, à fréquenter les archives – il ne quitte pas sa position d’écrivain. Un écrivain d’ailleurs bien présent, s’insinuant dans le récit, dirigeant son regard – et, partant, le nôtre – de tel côté, sur tel personnage, et se plaisant à imaginer ce que les archives ne disent pas, ce que les livres des historiens ne montrent pas forcément si ce n’est comme une sorte d’ensemble compact : Vuillard s’intéresse au peuple. Et dans ce peuple, il s’attarde sur des individualités. De celles dont les archives n’ont parfois laissé qu’un patronyme, parfois juste un surnom, quelque fois un métier, un lieu de naissance, une filiation. Il se contente parfois de les voir sur un tableau ou une gravure et imagine à quel nom d’une liste de blessés ou de morts, ils peuvent correspondre. Pour ceux à propos desquels les sources disent plus, il extrapole, imaginant leurs pensées, leurs sentiments, la trouille, la colère, le courage, au moment de se lancer à l’assaut de la forteresse.

« Le matin, on avait dévalisé le Garde-Meuble de la Couronne. Un flot bariolé glissa par ses nobles arcades. On se bouscula dans les grands escaliers et les somptueux salons, puis on déboucha dans la salle d’armes. Une foule ahurie arracha à leurs niches deux canons de parade, présents du roi de Siam. Imaginez ces gueules exotiques, damasquinées d’argent, sur leurs affûts de bois des Indes vernis de noir : on les traîne de marche en marche, on les fait glisser sur les rampes. Alors, les poings dérobèrent leurs armes aux casiers d’acajou, les lances dorées des anciens preux passèrent aux mains des tanneurs et les casques des chevaliers ornèrent les têtes des grisettes. Quelques-uns se couvrirent sans doute en riant de lambeaux d’armure de Philippe Auguste, puisqu’on devine, sur un tableau du temps, la silhouette incongrue d’un chevalier dans les rues de Paris. »

Il livre ainsi une histoire au ras du peuple des débuts de la Révolution française, lui donne une chair d’une épaisseur rarement vue, n’hésite pas à intervenir lui-même, à dire ses doutes, sa compassion à l’égard de tel ou tel personnage, et aussi son admiration. D’une plume riche et leste, il peint le Paris bouillonnant, crasseux et écrasé de chaleur de ces jours d’été et se laisse aller volontiers à quelques moments épiques lors des moments d’action. Bref, il donne vie aux faits et aux gens, ne serait-ce que pour des instants fugaces qui valent bien des éternités.

« Ah ! Que c’est émouvant les noms propres ; le bottin de la Bastille, c’est mieux que les dieux dans Hésiode, ça nous ressemble davantage, ça nous rafraîchit la cervelle. Alors continuons, ne nous arrêtons pas, nommons, nommons, rappelons les faméliques, les cheveux longs, les gros blairs, les yeux louches, les beaux gars, tout le monde. Rappelons un instant ce Saint-Éloy, qui par un heureux hasard des noms vit à Saint-Éloi et qui fait le beau métier de teneur de bain, rappelons Saveuse, le gendarme, Sassard le couillon, Scribot, le cul-terreux, Servant, l’employé, Serusier, le marchand de légumes, et les deux Simonin, l’un de Ludres, l’autre de Bayonne, et Thurot, de Tournus, et le grand Athanase Tessier, que personne ne connaît, venu de Gisors, tout seul sans doute, et qui à 23 ans se trouve là, au milieu de la foule, heureux. Car ils sont drôlement jeunes devant les fossés de la Bastille. »

Voilà un roman, un document, une sorte de docu-fiction, pour parler comme à la télévision, vibrant de vie et engagé qui mérite qu’on le lise et même qu’on le relise.

Éric Vuillard, 14 juillet, Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2016. 200 p.

Publié dans Littérature "blanche"

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