L’Installation de la peur, de Rui Zink
« Sur le seuil, deux hommes. L’un en costume cravate, élégant, élancé, nez et lèvres fins, mallette de technocrate à la main. L’autre plus trapu, large visage fermé, bleu de travail, boîte à outils dans une immense paluche. […]
-Bonjour, chère madame, dit celui en costume, de son air loquace. Nous sommes venus installer la peur.
-La p-peur ?
Celui en costume fait une moue de frayeur rhétorique.
-Madame n’a pas été prévenue (l’homme fait « alors » avec ses yeux) ?
La femme se mord la lèvre.
-Il faut vraiment que ce soit aujourd’hui ? C’est que j’avais déjà prévu…
L’homme au costume loquace reste cordial mais ferme :
-Chère madame, le progrès n’attend pas. C’est pour le bien du pays. »
Ainsi donc dans cette ville qui semble à l’abandon, deux agents du gouvernement viennent installer la peur. Dans la salle de bain, la femme a caché son enfant. La conversation s’engage. Car la boîte à outils de l’homme en bleu de travail n’est qu’un accessoire. La peur s’installe dans le cœur des citoyens par le biais de la parole. Et commence alors un étrange roman, patchwork de citations de journaux, de déclarations de dirigeants d’entreprises, d’économistes et d’hommes politiques, de contes horrifiques surgis du fond des âges, de figures littéraires… L’objectif est simple : installer la peur, c’est fabriquer des citoyens soumis. La peur du plus pauvre que soi, la peur de l’étranger, la peur des jeunes, la peur de perdre ce que l’on possède, c’est ce qui permet de soumettre. Mais de soumettre à qui ? À quoi ?
« IL EST UNE PLANTE dans la cave d’un vieil hôtel construit sur les vestiges d’un temps plus ancien. Une plante intelligente, humide, obscure, féroce, qui émergea d’un long sommeil et qui désormais, chaque nuit, exige sa ration de chair humaine. […] Elle maintient ses disciples dans un état de terreur permanent au point que, parfois, ils prennent cela pour de l’euphorie. Cette plante répond au nom de Cthulhu, Baphomet, Azagoth.
Et, dernièrement, Marché. »
Charge satirique et métaphorique contre le libéralisme sauvage qui tire aujourd’hui les ficelles de notre monde et que le Portugal de Rui Zink, touché de plein fouet par la crise de 2008 et les « remèdes » apportés par le FMI et la commission Européenne, a expérimenté à son corps défendant, L’Installation de la peur est un roman éminemment politique qui joue autant sur le registre de l’ironie et de la caricature, que sur celui de l’angoisse qu’instaure le flot ininterrompu de parole des deux agents gouvernementaux. Un entre-deux d’autant plus inconfortable que Zink joue aussi avec la langue, avec la structure des phrases et du récit pour jeter le lecteur dans un tourbillon de mots. Il montre ainsi avec brio, par l’intermédiaire de ce drôle de jeu littéraire, que la littérature n’est pas qu’un divertissement et qu’elle a un rôle social et politique à tenir.
Rui Zink, L’Installation de le peur (A instalação do medo, 2012), Agullo, 2016. Traduit par Maïra Muchnik. 185 p.