Spada, de Bogdan Teodorescu
Nouvelles venues, les éditions Agullo débutent leur collection noire avec deux titres, l’un italien (Le fleuve des brumes, dont nous aurons l’occasion de parler sous peu) et un curieux roman noir politique roumain, Spada, de Bogdan Teodorescu, dont le précédent roman traduit en français, Des mecs bien… ou presque, avait paru chez feu L’Écailler il y a de cela quelques années.
Un soir d’été, La Mouche, rom spécialisé dans le jeu de bonneteau sur les marchés est égorgé dans une ruelle. Rien qu’un fait divers comme un autre, a priori. Sauf que très vite, un autre Tzigane, lui aussi détenteur d’un casier judiciaire plutôt chargé, soit assassiné de la même manière. Et la série ne fait que commencer.
Partir à la recherche du tueur que l’on appelle désormais Le Poignard (Spada), eu égard à sa manière d’égorger d’un seul coup bien porté ses victimes ? Là n’est pas le propos de Bogdan Teodorescu. Ce qui intéresse l’auteur, ici, c’est la façon dont les actes de l’assassin vont être utilisés. Par les hommes politiques, bien entendu, ceux qui sont au pouvoir comme ceux qui voudraient l’avoir, par les journalistes du pays ainsi que par ceux de l’étranger, et par diverses associations dont les missions vont de la défense des minorités à celle d’une Roumanie débarrassée des Roms. Partant, Teodorescu met en lumière les engrenages et la manières dont ils s’emboîtent et finissent par tourner de concert. Car aussi différents ou même antagonistes soient les buts de chacun, tout le monde, avec un cynisme consommé, finit par trouver son compte dans ce fait divers sanglant.
Ignorés par une partie de la population complètement coupée des médias et plus préoccupée par son propre sort que par les événements qui se déroulent dans la capitale mais bien vite médiatisés à Bucarest et instrumentalisés par tous, les actes du Poignard ne vont pas tarder à faire vaciller le pouvoir. Et par la force d’une formidable autosuggestion appuyée tant par les éditorialistes que les hommes politiques qui les paient ou quelques présidents d’associations en recherche d’une crédibilité internationale qui leur fait défaut (« Une précédente initiative similaire concernant alors exclusivement les problèmes des homosexuels, avait déclenché un véritable scandale en Europe, scandale dont le paroxysme avait été le boycott par les organisations homosexuelles de Grande-Bretagne des vins importés de Roumanie. »), le crime sans revendication, l’acte crapuleux, porte lentement mais sûrement le pays au bord du conflit interethnique.
Décortiquant avec un malin plaisir et un humour à froid extrêmement grinçant cette tragi-comédie du pouvoir politique et médiatique, Bogdan Teodorescu livre ici un roman noir philosophique, une farce socio-politique, redoutable sur la construction d’un scandale national à partir d’un fait-divers. Et si, en quatrième de couverture Agullo Éditions convoque un autre auteur roumain, Georges Arion, pour dire que « Qui veut comprendre pourquoi le pays dans lequel nous sommes nés est dans l’état où il se trouve, doit absolument lire Spada. », on ajoutera que si Spada en dit beaucoup sur la Roumanie – et c’est là d’ailleurs un bon point en sa faveur, pour qui est curieux de savoir ce qui se passe à l’est – il en dit tout autant sur notre propre société abreuvée d’information en continu et de commentateurs politiques aux motivations tout aussi douteuses que celles des protagonistes du roman de Teodorescu.
Si l’on ajoute à tout cela le soin particulier que portent les éditions Agullo à l’objet livre lui-même (couverture, bandeau/marque-page/encyclopédie, qualité du papier…), autant dire que c’est là une lecture qui vaut largement le détour.
Bogdan Teodorescu, Spada (Spada, 2008), Agullo, 2016. Traduit par Jean-Louis Courriol. 311 p.