L’ours est un écrivain comme les autres, de William Kotzwinkle
Écrivain prolixe et éclectique, William Kotzwinkle a tout fait. De la novellisation (E.T. mais aussi Superman III !), de la littérature de jeunesse, du roman noir (Le jeu de Trente), du complètement barré (l’indispensable Midnight Examiner), de l’inclassable (Book of Love, Fata Morgana…). Si tout n’est pas toujours génial chez cet auteur, on peut au moins lui reconnaître une réelle capacité à surprendre. Et c’est encore le cas avec le conte moral qu’est L’ours est un écrivain comme les autres.
Arthur Bramhall, professeur de littérature à l’Université du Maine, rêve de devenir le nouvel Hemingway. En tant que tel, il ne se voit d’ailleurs pas écrire autrement qu’à la machine. Aussi n’a-t-il aucune sauvegarde lorsque son manuscrit part en fumée dans l’incendie de sa maison. Mais Arthur Bramhall est opiniâtre et a tôt fait de réécrire son grand roman sur la libido des femmes de la campagne qui sentent l’essence et ne se rasent pas les jambes.
L’ouvrage achevé, afin d’éviter une nouvelle déconvenue, il décide de placer le manuscrit dans une mallette et de la dissimuler au pied d’un arbre en lisière de la forêt en attendant d’aller le présenter à un éditeur. Mais, dissimulé dans les bois, un ours observe le manège. Croyant à la possibilité que la mallette renferme, sait-on jamais !, une tarte, il la déterre. Et là… laissons la parole à l’auteur :
« Il s’approcha prudemment de la mallette et la renifla. Pas de trace de tarte. Mais cela valait le coup d’insister. Saisissant la poignée entre ses crocs, il s’enfonça dans le sous-bois. Quand il se sentit en sécurité, il posa l’objet par terre et lui asséna plusieurs grands coups de patte. Les loquets sautèrent et la mallette s’ouvrit. Il renifla le manuscrit, déçu. De la nourriture pour les termites, songea-t-il, et il faisait déjà volte-face quand une ligne de la première retint son attention au point qu’il se mit à lire un peu. Alors que sa pratique de la lecture se bornait aux étiquettes des bocaux de confitures et aux boîtes de vermicelles multicolores, quelque chose dans le manuscrit l’incita à poursuivre. « Tiens tiens, se dit-il, pas mal du tout. » Il y avait de nombreuses scènes d’accouplement et pas mal de scènes de pêche, dont il trouva les détails à la fois justes et évocateurs. « Ce livre a tout », conclut-il. Le replaçant dans la mallette, il coinça la poignée dans sa mâchoire et s’en fut vers la ville. »
Et l’ours, sous le nom de Dan Flakes (formé à partir des mots donut et corn-flakes, deux produits qui lui sont chers), de s’approprier l’œuvre de Bramhall et de devenir bien vite la coqueluche des milieux littéraires et des médias.
Ici donc, l’habit fait le moine, ou plutôt quelques habits et un manuscrit font l’homme. Et Dan Flakes, personnage étrange, glouton, lunaire, répondant de manière décalé aux questions qu’on lui pose (« Où avez-vous trouvé cette idée géniale de roman ? » « Sous un arbre. »), humain dans le regard des humains, s’humanise.
Un miracle pour lui qui trouve désormais quantité de nourriture sans avoir à la chasser ou la pêcher, et dont les phrases sans grande signification et jetées à l’emporte-pièce car, rappelle régulièrement Kotzwinkle, il n’est après tout qu’un ours, lui permettent de se tailler une belle réputation de philosophe dans le gotha mondain. De fait, dans un monde égotiste, la candeur de l’ours à cela de bon que ses interlocuteurs voient exactement ce qu’ils veulent dans ses paroles :
« […] Ce que je crois avoir détecté, confia-t-il à l’ours à voix basse, c’est la naissance d’un nouveau type de lecteur. Simple dans ses goûts. Lassé de la narration conventionnelle et à la recherche d’œuvres au contenu visuel fort. Je crois que nous allons assister à la fin du roman traditionnel et de son obsession nombriliste. Qu’en pensez-vous ?
-De la crème fouettée, fit l’ours, tout en versant une louche sur une tranche de tarte à la noix de pécan.
-C’est exactement ce que je veux dire ! » s’exclama Ramsbotham. À quoi bon battre l’expérience humaine comme on battrait de la crème pour la transformer ? Très bien formulé, Flakes. »
Et pendant que l’ours s’élève dans la société avec la crainte constante d’être démasqué et de devoir abandonner les inépuisables réserves de nourriture à sa disposition, l’on suit en parallèle la déchéance d’Arthur Bramhall qui suit le chemin inverse, s’isolant dans la nature et approchant de plus en plus la condition d’ours au point de partir hiberner dans une caverne.
Souvent hilarant mais sans doute (un peu) moins fou qu’il n’y paraît, L’ours est un écrivain comme les autres, outre une plaisante charge contre l’arrogance des milieux culturels, est une intelligente variation sur le thème de l’identité, celle que l’on se donne, celle que les autres veulent bien nous accorder. Surtout, écrit de manière enlevée avec ce grain de folie propre à William Kotzwinkle, il s’agit d’un livre aussi revigorant que désopilant.
William Kotzwinkle, L’ours est un écrivain comme les autres (The Bear Went Over The Mountain, 1996), Éditions Cambourakis, 2014. Traduit par Nathalie Bru.
Du même auteur sur ce blog : Fan Man ;