Smile, de Roddy Doyle
« Je n’avais aucune idée de son identité. Trente-huit ans, disait-il. Nous avions dû nous connaître au collège. Mais je ne visualisais aucune version plus jeune de cet homme. Je ne l’aimais pas. Ça, je l’ai su immédiatement. »
Victor Forde, 54 ans, connu essentiellement pour ses interventions jugées provocantes dans des talk-shows radiophoniques et pour être marié à Rachel Carey, célébrité de la télévision dont il vient de se séparer, est revenu vivre dans le quartier de son enfance dublinoise. C’est là, dans un pub, le Donnely’s, dont il a décidé qu’il y aurait dorénavant ses habitudes, qu’il croise l’étrange et quelque peu inquiétant Ed Fitzpatrick. C’est que si Fitzpatrick semble savoir beaucoup de chose sur l’adolescence de Victor et fait remonter à la surface de bien désagréables souvenirs, Victor, de son côté, n’arrive pas à se rappeler de cet homme à l’époque du collège.
À partir de cette inconfortable situation initiale, Roddy Doyle fait peu à peu émerger le passé de Victor Forde. Un passé sur lequel Forde lui-même, ainsi qu’il s’en rend peu à peu compte, avait posé un couvercle. Il y a certes les bons moments, la rencontre avec Rachel et leurs premières années de vie commune, il y a aussi les amitiés du début de l’adolescence et le souvenir de la rude éducation dispensée par les frères chrétiens, leurs poings ravageurs et leurs mains baladeuses. Chaque passage au Donnely’s, chaque rencontre avec Fitzpatrick fait ainsi resurgir des souvenirs de plus en plus désagréables.
À travers l’introspection comme forcée de Victor Forde, Roddy Doyle fait émerger avec une délicatesse renforcée par une pointe d’acidité les contradictions de la société irlandaise. Une société obsédée par la manière dont les femmes disposent de leur corps et qui entend à tout prix légiférer, s’immiscer dans leurs choix ; c’est ce qui fait connaître Victor au public, lorsqu’au moment du référendum de 1983 sur l’avortement, il plaide en faveur de l’IVG. Mais aussi une société qui détourne le regard, refuse de se mêler et se fait ainsi complice des scandales sexuels dans les institutions catholiques dont sont victimes des milliers de jeunes irlandais.
Embarqué dans une intrigue dont il ne sait jamais vraiment où elle va le mener mais qui le met de plus en plus mal à l’aise au fur et mesure que se fait de plus en plus prégnante une certaine sensation d’anormalité, le lecteur de Smile se trouve quelque peu malmené jusqu’aux vertigineuses dernières pages. Terriblement émouvant dans sa manière de rendre la violence de la confrontation à réalité et la recherche désespérée d’une supposée normalité, le roman de Roddy Doyle est de ceux qui vous frappent à l’estomac.
Roddy Doyle, Smile (Smile, 2017), Éd. Joëlle Losfeld, 2018. Traduit par Christophe Mercier. 247 p.