Bondrée, d’Andrée A. Michaud
« Rien ne semblait pouvoir assombrir l’indolence bronzée de Boundary, car c’était l’été 67, l’été de Lucy in the Sky with Diamonds et de l’exposition universelle de Montréal, car c’était le Summer of Love, clamait Zaza Mulligan pendant que Sissy Morgan entonnait Lucy in the Sky et que Francky-Frenchie Lamar, munie d’un cerceau orangé, dansait le hula hoop sur le quai des Morgan. Juillet nous offrait sa splendeur et personne ne soupçonnait alors que les diamants de Lucy seraient sous peu broyés par les pièges de Pete Landry. »
Boundary-Bondrée, aux confins du Maine et du Québec, no man’s land frontalier entouré de bois et où quelques rivières alimentent un lac auprès duquel sont rassemblés quelques chalets fréquentés par francophones et anglophones de la classe moyenne venus d’un côté ou de l’autre de la frontière, vit son crépuscule en cet été 1967 sous les yeux d’Andrée Duchamp. La fillette de douze ans voudrait ressembler à Zaza, Sissy et Franchie, un peu plus âgées, jeunes et évaporées. Plus vraiment une enfant, pas encore adolescente et surtout un peu seule, Andrée observe, aidée par ce statut de « littoldolle » qui la rend invisible aux adultes. Elle observe la façon dont le ciel semble s’abattre sur Bondrée quand, un matin de juillet Zaza Mulligan est retrouvée morte, la jambe sectionnée par un piège à ours. Et quand vient le tour de Sissy Morgan et que les soupçons semblent autant peser sur Pete Landry, le trappeur mort depuis longtemps qui a donné son nom aux lieux et semble continuer à y semer ses pièges par-delà la mort, que sur chaque homme de Bondrée. Car lequel d’entre eux n’a pas à un moment ou un autre regardé avec concupiscence ces jeunes filles effrontées et futiles ?
« Cette femme est une sorcière », me disait il y a peu Hervé Le Corre avec lequel nous parlions du livre d’Andrée A. Michaud et qui m’excusera de le citer ainsi au débotté. Et on ne peut le contredire tant en quelques phrases, l’auteure canadienne prend le lecteur au piège. Non pas par quelque sortilège qui tiendrait à un insoutenable suspense, mais par la puissance de sa langue, par la force de ses mots, par quelques fragments d’une légende, par l’évocation de la lumière de Bondrée vue à travers les yeux d’enfant d’Andrée Duchamp. C’est tout cela, ce regard biaisé du témoin décalé mais pas aussi naïf qu’il pourrait sembler, l’histoire banale et sordide qui accable une population qui se croyait protégée, le personnage attachant du shérif Michaud qui porte sur ses épaule le poids des crimes qui se déroulent là, et la virtuosité avec laquelle Andrée Michaud joue avec la langue, avec ces frontières mouvantes entre l’anglais et le français.
Fasciné, on voit et on sent la chape de plomb qui s’abat sur la petite communauté de Bondrée en même temps que les soupçons s’installent, que la peur gagne et que chacun ne peut que se confronter à sa propre impuissance et surtout à ses petites bassesses :
« Mais il était trop tard et personne ne saurait jamais si Zaza et Sissy étaient pourries à l’os, destinées à devenir des bitches et des vieilles bitches. Alors on leur en voulait presque d’être mortes et de provoquer ces examens de conscience où on prenait la mesure de sa banalité et de sa mesquinerie, de l’aisance avec laquelle on parvenait à juger et à condamner sans d’abord se regarder bien en face dans le miroir. »
Tout cela fait de Bondrée un roman d’une rare puissance, de ceux qui résonnent longtemps après qu’on les a lus. Un diamant noir.
Andrée A. Michaud, Bondrée (Bondrée, 2014), Rivages/Thriller, 2016. 365 p.