Voyage au centre du lumpenproletariat : Bienvenue à Oakland, d’Eric Miles Williamson
T-Bird Murphy vit dans un garage dans un coin paumé du Missouri. C’est de là qu’il s’adresse directement au lecteur pour lui livrer quelques tranches de sa vie. Sa vie, c’est Oakland, la banlieue la plus pourrie de la baie de San Francisco. Parce que c’est là qu’il a grandi, qu’il a souffert de la pauvreté, de la violence, des gangs, de l’alcoolisme, des boulots les plus crades et les plus difficiles, des femmes infidèles et autoritaires, du regard condescendant et des sales coups des bourgeois… parce que c’est là que sont les siens, parce qu’ils les aiment autant qu’il les hait.
« Ce qui m’a un peu détruit la tête, c’est que je vénérais Nietzsche et Marx à la fois ; or d’après le peu que j’en savais, leurs idées n’étaient pas trop compatibles. Marx était à fond pour le travailleur, le gars qui bosse sur un chantier de construction comme un malade pour l’enfoiré de riche ; Marx, il était pour tous les gars de chez Dick, il était pour moi. (…) Nietzsche pensait que les minables n’avaient que ce qu’ils méritaient, parce que les forts finissaient toujours par se relever, par conquérir et par se retrouver tout en haut de l’échelle, devenant ainsi les maîtres de la basse-cour. (…) Le fait de lire ces deux Schleus m’a donc un peu détraqué. Je n’arrivais pas à décider si je voulais devenir le leader du plus grand syndicat international de l’histoire de l’humanité, ou bien le dictateur d’Oakland, Monsieur le Boss. Parce que, si je devenais un jour Monsieur le Boss, qu’est-ce que je penserais des travailleurs ? Et si je restais un simple travailleur, qu’est-ce que je penserais du Boss ? Lire des bouquins, bordel, c’était pas simple ».
C’est toute une série de tranches de vies, éloquentes, dramatiques, grotesques et émouvantes qui nous font découvrir T-Bird et son quartier. Un coin où tout le monde est prêt à faire front face à l’étranger riche qui prend les gens du coin de haut mais où, aussi, on est prompt à se foutre sur la gueule à coup de démonte-pneu ou de couteau pour une remarque anodine jugée déplacée, un regard un peu trop appuyé sur une fille ou, tout simplement, parce qu’on en a envie.
T-Bird aurait pu vivre autrement, il a fait des études et même vécu un moment dans un quartier résidentiel. Pourtant, il cultive sa déchéance, sa ruine, pour rester proche des siens et parce que c’est comme cela qu’il se sent réellement libre et qu’il trouve une véritable solidarité, sans arrière-pensées.
Prenant le lecteur à partie dès le début du livre, Eric Miles Williamson laisse éclater tout au long de ces 400 pages sa rage, son amour et sa haine pour Oakland et les gens qui y vivent. Dans une langue sans fioritures, directe, souvent grossière mais qui n’est pas pour autant dénuée de poésie, T-Bird/Eric Miles Williamson hypnotise le lecteur, le happe dans son récit.
C’est glauque, scabreux, hilarant, dégoutant, triste à pleurer, joyeux, beau… c’est à mon avis un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine, et je pèse mes mots. Préparez-vous à un voyage émotionnellement bien rempli. Vous vous demanderez parfois ce que vous faites là, mais à peine rentré, vous n’aurez qu’une envie : y retourner. Départ prévu le 24 août, date de sortie officielle du livre. Ne le manquez pas !
En attendant vous pouvez lire les deux romans précédents d’Eric Miles Williamson : Gris-Oakland (La Noire, Gallimard, 2003), et Noir Béton (Fayard Noir, 2008) où vous croiserez aussi T-Bird. C’est en tout cas ce que je vais faire.
Eric Miles Williamson, Bienvenue à Oakland, Fayard, 2011. Traduit par Alexandre Thiltges.
Du même auteur sur ce blog : Gris-Oakland ;