Venimeux : Natural Enemies, de Julius Horwitz
« Dans cet instant qui précède le lever du jour, dans cette lumière plus somptueuse que les couleurs même de Rembrandt, je me suis entendu dire à haute voix : "C’est aujourd’hui que tu vas prendre ton fusil Remington dans l’armoire, le charger de quinze cartouches et te tirer une balle dans la tête après avoir tué Miriam, Tony, Alex et Sheila… Tu feras cela vers 20 h 15, lorsque tu reviendras de New York par le train de 17 h 30, juste au moment où Miriam t’appellera pour dîner. Tu tireras d’abord sur Miriam puis sur les enfants. Et tout sera achevé. Du moins pour cette part que nous croyons connaître de la vie. Quant à ce qu’il y a après, personne ne nous en a jamais dit plus qu’un écolier ne puisse imaginer" ».
Paul Steward, éditeur new-yorkais d’une importante revue scientifique, père de famille, propriétaire d’une grande maison dans le Connecticut, a donc décidé qu’aujourd’hui il éliminera sa famille. La seule façon qu’il ait trouvé de résoudre la mal-être qui le tenaille et annihile chez lui toute volonté de vivre.
Car derrière les apparences de la réussite sociale de Paul, se cache une autre réalité : une épouse dépressive, des enfants qu’il ne semble plus voir bien qu’il les croise chaque jour, une vie qui lui semble aujourd’hui futile, une coquille vide dans laquelle il doit cependant supporter le carcan des conventions sociales. Et une obsession : « Tous les hommes songent un jour ou l’autre à tuer leur famille. Certains le font. Les uns par vengeance. Les autres parce qu’ils n’ont pas le choix ».
Julius Horwitz nous entraîne donc à la suite de Paul durant ce qui devrait être sa dernière journée, de 6 heures du matin à la nuit. 270 pages dans les circonvolutions du cerveau de cet homme qui pense que la seule manière de sortir du néant qu’est devenue sa vie est de plonger définitivement et encore plus profondément dans le néant en y entraînant les siens.
Publié aux États-Unis en 1975 et en France, initialement, en 1977, Natural Enemies, que réédite aujourd’hui Baleine, n’a pas pris une ride et continue d’instiller son venin. En nous plongeant dans les tréfonds de l’âme de Paul Steward, Julius Horwitz nous décrit l’envers d’un rêve qui n’est d’ailleurs plus, mondialisation et uniformisation des modes de vie oblige, seulement américain.
Le moins que l’on puisse dire est qu’il met le doigt là où ça fait mal et pousse le lecteur lui-même dans ses derniers retranchements. C’est un livre venimeux, glaçant, servi par une écriture aussi noire que son propos, qui ne juge jamais Paul mais ne laisse pas non plus filtrer la moindre empathie envers lui où sa famille. Un roman qu’on lit en apnée alors que l’on avance vers la fin inéluctable et que les quelques rayons d’espoir qui apparaissent ça et là et en lesquels on voudrait croire, semblent toujours destinés à être recouverts par les ténèbres.
Lire Natural Enemies, c’est comme marcher dans une vase noirâtre qui nous aspirerait un peu plus à chaque pas. Voilà donc un livre qui n’est pas d’un abord facile, profondément noir, mais qui est sans nul doute un grand roman.
Prévoyez un livre plus léger pour enchaîner : Tim Dorsey, Carl Hiaasen, Christopher Moore ou bien une vision de New York et du monde de l’édition bien différente et plus farfelue que celle d’Horwitz avec par exemple le Midnight Examiner de William Kotzwinkle dont nous parle justement Yann sur le blog Moisson Noire ces jours-ci.
Julius Horwitz, Natural Enemies, Baleine Noire, 2011. Traduit par Anne de Vogüé.