Une interview de Ron Rash par Christophe Dupuis
Une fois de plus, Christophe Dupuis est allé exhumer une de ses nombreuses interviews. C'est comme toujours intelligent et pointu. La voici donc en attendant, dans la semaine, la chronique du sublime Serena.
Dans votre biographie, on peut lire que vous publiez votre premier recueil de nouvelles (vous en avez publié 3 à ce jour) en 1994, votre premier recueil de poèmes en 1998 (vous en avez publié 3 à ce jour) et votre premier roman One foot in Eden/ Un pied au paradis, en 2002 (vous en avez publié 4 à ce jour). Alors qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans le roman ? Et pourquoi le roman noir?
En fait c’est le roman qui s’est imposé. Ce n’est pas moi qui ai choisi le roman, mais le roman qui m’a choisi, à savoir que dans Un pied au paradis, c’est parti d’une image, cette image est devenue un poème – qui est dans le recueil intitulé Chemistry and Other Stories – et qui est l’image d’un fermier, seul dans son champ aride, face à sa récolte complètement bousillée. Et la vision de cet homme m’a imposé un poème. Et à partir de ce poème, il y a eu une nécessité de développer.
La nouvelle serait-elle votre forme favorite ?
En fait oui, pour la concision que cela implique. Il y a la concision du poème, très forte, avec le format qui s’impose, et la nouvelle me permet de travailler sur cette écriture là. Et il y a aussi un peu du roman dans la nouvelle dans le sens où il y plus d’histoire que dans la poésie. Dans la nouvelle, il y a ce sentiment de complétude, d’avoir vraiment terminé ton texte, de l’avoir couvert, chose que par définition, l’on n’a pas forcément dans le poème. Donc, entre les deux, c’est là que je me sens le mieux. Il y a aussi ce sentiment de défi, que j’aime.
C’est quoi ce sentiment de défi ? La contrainte de taille ?
Dans la nouvelle, il ne peut pas y avoir une phrase qui n’ait pas sa place juste. Si tu la mets ailleurs, si tu la déplaces, cela ne fonctionne plus. Henry James disait que les romans de Tolstoï étaient des gros monstres avachis, avec du ventre et pas mal de foutoir. Dans la nouvelle, on évite justement le foutoir. L’avantage du roman sur la nouvelle, c’est que l’on crée un univers plus large et plus complet et que l’on emmène son lecteur dans cet univers, sur la longueur, ce qu’on ne fait pas avec la nouvelle.
Dans votre biographie, toujours, est indiqué que vous êtes professeur émérite au département d’Études culturelles appalachiennes de la Western California University, qu’y dispensez-vous comme cours ?
J’enseigne un peu, il y a un aspect professorat, mais il y a aussi une nécessité de penser et mettre en place des programmes où l’on va parler de la culture des Appalaches au sens large. On peut faire des rencontres sur la musique (le bluegrass et la country viennent de la Caroline). On monte aussi des programmes qui aident à préserver cette culture – l’environnement et les éléments concrets de la culture. C’est aussi à la fois enseigner la littérature mais aussi enseigner ce qui constitue matériellement cette culture. C’est donc un enseignement au sens très large, pas seulement littéraire.
C’est toute cette culture qu’on retrouve dans vos livres, qu’ils se passent dans les années 30, 50 ou plus récemment… il y a une radiographie des Appalaches à travers vos livres…
C’est même avant les années 30 car dans Le monde à l’endroit et dans une nouvelle, il y a un retour à la Guerre de sécession, la fourchette de temps est donc encore plus grande.
Nous vous découvrons donc avec Un pied au paradis. Ce roman se passe dans les Appalaches du Sud, au début des années 50… où avez-vous été en extraire la matière (telle la Gorge de La Désolée, ou l’inondation de la vallée pour en faire un lac) ? Anecdotes familiales ? Tradition orale ? … Car – et cela devient rare pour un roman américain aujourd’hui – il n’y a pas de remerciements à la fin…
Il n’y a rien de particulier. Cela fait trois siècles que ma famille habite là, nous n’avons jamais bougé, c’est ma culture. Un des seuls points de départ réel du livre, c’est le fait que la Compagnie d’électricité a construit un barrage qui a recouvert cette vallée d’eau. Et cette vallée, juste à la frontière de la Caroline du Nord et de la Caroline du Sud – le lac a aujourd’hui une berge dans chaque Etat – était l’une des plus belles. Cela a été un événement très tragique.
A un moment, vous faites une très belle description de l’été et vous nous indiquez comment cette saison peut marquer les hommes “Un gars qui à n’importe quel autre moment aurait évité les ennuis, un gars qui, il faut bien l’avouer, serait peut-être un tantinet lâche, deviendra tout à coup méchant et fou. Il fera quelque chose que personne, même pas lui, penserait possible. Il ira jusqu’à tuer un homme.“ C’est à ce point-là, l’été chez vous ? Et les autres saisons, influencent-elles aussi les hommes ?
Oui, les saisons dans les Appalaches sont vraiment intenses. Les Appalaches sont un Etat où les choses sont vraiment extrêmes. L’été est une saison déterminante dans le sens où il y a des choses très, très spéciales qui arrivent, comme le serpent qui devient aveugle dont je parle dans le roman. Les jours de canicule te tournent vraiment la tête. Je n’ai pas lu L’Étranger de Camus depuis longtemps, mais j’ai cette impression qu’il y avait quelque chose dans la chaleur qui avait complètement perturbé le fonctionnement mental du personnage…
En tous cas, à vous lire, on y voit une parfaite illustration des thèses de l’écrivain Sarde Giorgio Todde qui explique que c’est la terre qui façonne les hommes et donc les histoires… Vous chez qui cela a l’air marquant, qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Ma formule fondamentale est “le paysage est le destin“, c’est-à-dire que la personne que vous êtes, est générée par l’endroit ou vous vivez. Donc l’endroit où vous vivez, le paysage qui est le vôtre, qui vous entoure, conditionnent votre façon de voir le monde. Vous êtes la personne que vous êtes suivant le lieu où vous habitez. Si vous vivez à la montagne, avec la verticalité que ça impose, vos sentiments ne seront pas les mêmes que quelqu’un qui est à face à la mer, qui va avoir une vision et une perception du monde entièrement différente. Et lorsque vous êtes en montagne, que vous avez la montage qui surplombe, vous arrivez à avoir des gens, et donc des personnages romanesques, qui ont le sentiment d’être contrôlés par quelque chose de plus grand qu’eux. Je vis dans les Appalaches, et les Appalaches sont la montagne la plus vieille du monde. En la voyant, et en le sachant, le sentiment que j’ai comme écrivain – et que j’essaie de rendre – c’est que la vie humaine est parfaitement insignifiante.
En parlant de vie humaine insignifiante, et sans pour autant le dévoiler au lecteur, où avez-vous été chercher cette idée pour cacher le cadavre de Holland Winchester ? Car on se dit que si c’est vous qui l’avez inventé, vous avez les idées mal placées…
Je l’ai réellement inventé [rires] et aucun de mes amis ne veut venir faire un tour dans les bois avec moi [rires]. En fait, lorsque j’ai écrit le livre, j’avais commencé par la version de Billy, qui cachait le corps sous le cheval mort. Puis dans la construction du roman, le shérif est arrivé. Le shérif est intelligent, il est beaucoup trop malin pour ne pas aller vérifier sous le cheval et je me suis dit, ça ne va pas marcher, il faut que je trouve autre chose. Je suis donc allé dans les bois et me suis dit “je suis Billy, comment puis-je faire ?“ Je me suis donc mis dans sa peau, j’ai grimpé aux arbres et j’ai commencé à cogiter sur le truc, et c’est là que c’est venu. J’ai le souvenir d’en avoir parlé avec un lecteur et qu’il m’ait dit que si j’étais criminel, je gagnerais beaucoup plus d’argent que comme écrivain [rires].
À sortir en 2011 – merci MC Aubert pour la lecture avant-première en français – Serena, fresque épique d’une femme intraitable responsable d’une exploitation forestière en Caroline du Nord après la dépression de 1929.
Alors, question qu’on a dû déjà vous poser des milliers de fois : d’où est venue Serena ?
Cela vient de mon même esprit dérangé [rires]. Comme dans Un pied au paradis, Serena est venue d’une vision “réelle“ : une femme à cheval, droite sur son cheval, qui dégageait énergie et force. Elle était en haut d’une falaise, devant l’à-pic, comme dans un western. Il y avait la brume en bas, en haut cette femme, le soleil qui arrivait derrière elle et ses cheveux blonds qui formaient une sorte de couronne… je l’ai vue et… Serena était là.
Et de là, vous engagez le livre. On parlait tout à l’heure de la nouvelle où chaque phrase a sa place, là, cela a beau être un roman, avec une telle reconstitution minutieuse d’une exploitation forestière (jusqu’à la description de comment les bûcherons cherchant un boulot se mettent en valeur au passage de leur éventuel patron !), on sent que chaque phrase a sa place aussi. J’ai d’ailleurs pu lire sur le site de votre éditeur (HarperCollins – 2008) que vous n’aviez jamais travaillé aussi dur et aussi longtemps sur un roman… alors ?
Effectivement, cela a été un travail considérable. Au début du livre, j’ai travaillé douze heures par jour pendant un mois. C’était une sorte de transe. Ensuite, pendant un an, j’ai travaillé dessus huit heures par jour – je n’avais jamais autant travaillé de ma vie, j’étais entièrement dedans, je ne faisais que ça. Même lorsque je dormais, ma femme me disait que je parlais du livre en dormant. Ça a été une période difficile pour ma famille et mon entourage [rires]. J’ai fait douze versions successives, et dans la dernière version, j’ai travaillé sur chaque virgule et sur chaque son pour voir comment chaque son résonnait. Ensuite, lorsque le roman a été rédigé, il semble qu’un changement physique se soit opéré en moi car des gens qui me connaissaient m’ont dit, sans se concerter, “tu n’es plus le même, tu es différent“.
Vous voyez-vous vous infliger une telle épreuve pour un autre roman ou envisagez-vous de passer à des choses moins prenantes ?
Non. Quand j’ai eu fini, je me suis dit plus de roman, d’où ce recueil de nouvelles (Burning Bright, qui sera aussi traduit au Masque).
Là, Marie-Caroline Aubert et moi-même avons le même cri du cœur : “vraiment plus de roman ?“
Si, si, je me suis juste dit ça à la fin de Serena, mais il y aura d’autres romans. J’en ai un qui est presque fini.
Dans ce livre, on voit les ravages de la déforestation (plus d’animaux, rivières polluées et ne donnant plus de poisson), mais visiblement il n’y avait pas de conscience écologique… Même si on voit Serena et son homme – Pemberton – lutter contre le projet de Parc Naturel. Je ne pensais pas que c’était si vieux que ça, les Parcs Naturels, pouvez vous nous en dire quelques mots ?
C’est un miracle qu’à une période pareille – c’est à dire La Dépression, où il n’y avait vraiment pas d’argent et que les gens avaient d’autres idées en tête que de se préoccuper de la nature – il y ait eu des gens visionnaires, dont le Président Théodore Roosevelt, qui aient vraiment agi pour ça. Il y a aussi John Muir qui a écrit dessus. Ça a tellement plu au gens, cette idée d’avoir des parcs naturels, que les Rockefeller ont donné beaucoup d’argent, que tout le monde s’est mobilisé et que même à l’école, les gamins sortaient leur petite monnaie pour y contribuer. C’est en partie pour ça que j’ai écrit ce livre, pour que les gens aient conscience d’un fait et qu’il gardent en mémoire ce fait : il a été très difficile à l’époque de faire un parc naturel – on voit les efforts consentis par chacun – et ce qui est acquis avec autant d’effort et de générosité peut être très vite perdu : l’administration Bush a failli tout bousiller puisque Junior a voulu – comme Serena et son mari – détruire tout ça car il n’en voyait pas l’intérêt. A l’époque où j’écrivais Serena, Bush poussait tellement pour tout détruire, que j’avais véritablement peur que ça se produise. Mais heureusement les élus ont réussi à bloquer le projet. Serena, c’est un livre qui marche à deux niveaux. C’est assez utile et pratique de situer un livre qui se passe avant – ici les années 30 – car on peut faire surgir et faire remonter des questions qui se posent maintenant et dénoncer des choses qui se passent maintenant en en parlant au passé…
Car la cupidité est intemporelle…
Effectivement…
Et c’est sur ces “triste“ paroles que nous conclurons l’interview. Merci à vous Ron Rash
Merci.
Interview réalisée en 2010 à Paris par Christophe Dupuis, juste avant le festival America à Vincennes. Traduction simultanée Marie-Caroline Aubert, merci beaucoup.